Par Sylvie Zucca, psychiatre, psychothérapeute, Novembre 2025.
Quelques années après l’ouverture du Samu social de Paris, Xavier Emmanuelli ouvre une cellule mobile psychiatrie-précarité, une des premières du genre, en partenariat avec l’hôpital psychiatrique Esquirol, accompagné de deux infirmiers psychiatriques, d’une directrice, et de deux psychiatres, moi-même à temps partiel, et d’un autre psychiatre. Nous sommes en 1998 basés donc à l’hôpital, dans une ambiance parfois tendue avec certains services de psychiatrie qui vivent plus ou moins bien cette incursion dans leurs murs de cette petite unité ovni affiliée au Samu social. Et simultanément, des Unités mobiles psychiatrie précarité se développent à partir de la psychiatrie elle-même, telles l’Equipe Diogène à Lille, le SMES a Paris, l’Equipe de Jean Fueros à Lyon, fondateur d’un Observatoire sur les pratiques en Santé mentale et précarité, et ailleurs un peu partout en France. Et à l’étranger.
Un mouvement était en cours.
Souvenons-nous : la bataille entre la question de la maladie mentale d’un côté-relevant du médical psychiatrique, et celle des conditions de vie précaires – relevant du Champ du Social – pouvait prendre des allures de patate chaude- parfois ubuesques, le patient prenant figure selon le moment de patient psy ou de demandeur d’aide sociale que chacun se renvoyait. (Et cela continue…)
Parallèlement, le grand nettoyage des hôpitaux psychiatriques avait commencé au nom de la rationalité des soins- on vidait peu à peu des hôpitaux psychiatriques les patients atteints de délires chroniques emmurés en eux- mêmes depuis de décennies, ceux atteints d’anciennes psychoses infantiles chronicisées que nous avons tous croisés pendant nos séjours dans les HP errant dans les couloirs ou immobiles durant devant une pauvre télé vaguement allumée. Ils sont partis, chassés, et ont rejoint silencieusement, sans que personne ne s’en alarme –- la liste grossissante des SDF et des exclus d’un monde de plus en plus brutal. La rue est devenue pour nombre d’entre eux le lieu de leur survie, ajustant comme ils le pouvaient les exigences de leurs délires chroniques à la vie dehors, sans que personne ne s’en alarme trop, avant que n’essaiment justement ces unités mobiles : ce sont les premiers patients que j’ai rencontrés dans la rue, des patients psychiatriques sans plus aucune molécule chimique pour les traiter, et qui parfois nous faisait revisiter une psychiatrie d’avant- guerre, d’une époque où les neuroleptiques n’existaient pas, présentant des formes historiques psycho pathologiques fidèles aux descriptions des grands psychiatres du 19eme siècle. On a fermé les asiles, et personne ne le regrettait vraiment : mais du même coup, c’est le donner asile qui s’est retrouvé amputé, et ce sont les institutions sociales, cette fois, qui se sont retrouvées concernées au premier chef
Un mouvement donc, était en cours.
Partout.
La particularité du travail avec Xavier Emmanuelli tenait sans doute aucun à ce qu’il venait, lui, médecin Urgentiste, du monde de la grande exclusion – et posait des questions inhabituelles, développait depuis des années une clinique de la santé physique et psychique des exclus en lien avec les processus de désocialisation, élaborée à partir de son observation des grands exclus à Nanterre, à la Santé, et, déjà, dans les pays étrangers.
Ce que j’ai appris de lui reste fondamental à ce jour et a imprégné ma manière d’être psychiatre dans les marges, ces dix années auprès de lui à Esquirol, puis en PASS auprès des personnes migrantes, et enfin lors de supervisions d’équipe en milieu de Travail Social. Voici les grandes lignes, forcément un peu réarrangées par moi- même, que j’ai tenté de développer dans mon livre « Je vous salis ma rue », avec l’ombre de la transmission de Xavier dans mon dos : il existe une clinique de la désocialisation, pouvant nous atteindre, chacun d’entre nous, dès lors que nous vivons dans des conditions particulières et qui se décline à partir des pertes des notions fondamentales pour l’être humain que sont le Temps, l’Espace, l’altérité, la réciprocité, le langage, l’intime, l’appropriation de son corps, le langage. Cet état donne à l’être un sentiment océanique, de déréalisation, dénoué du réel, qui va prendre des formes variables, selon chacun, selon l’histoire et ses cassures antérieurs, selon les rasades d’alcool aussi. Mais qui a aussi des caractéristiques communes.
Je me souviens : il m’avait posé deux questions, fondamentales, qui m’ont mises au travail
- 1ere question : Pourquoi les grands exclus fuyaient-ils les miroirs qu’il avait installé à l’asile de nuit de Nanterre ?
- 2eme question : Comment expliquer que les grands exclus, certains d’entre eux en tous cas, n’exprimaient plus de douleur face à des plaies béantes ?
Il n’est pas le lieu ici de vous faire part de mes réflexions à ce sujet, mais bien plutôt d’insister sur l’exigence clinique qu’était celle de Xavier Emmanuelli, sa curiosité sur la complexité humaine – parfois aussi, forcément, sa difficulté à entendre les limites du possible en psychiatrie.
Et ce qui reste le plus important à mes yeux, c’est qu’ici comme ailleurs, avec par exemple les enfants des rues du monde entier, il a mis au travail des équipes entières, il nous a transmis à toutes et tous, une capacité à rester alertes, vivants, face aux symptômes engendrés par les grands désordres du monde, sociaux, collectifs, individuels, physiques et psychiques : avec ces mots à lui, il a mis sur pied une clinique des effets des bouleversements du monde sur nous tous, les malades, les agités, les citoyens de tout âge – et aussi les soignants. Il nous a obligé à nous déplacer, chercher, dépasser nos conforts de savoir. Notre dette est énorme.
Merci Xavier. Merci.