Il y a des femmes et des hommes qui ne s’oublient pas dans une vie, surtout quand celle-ci les prédestine à un destin glorieux. Parmi eux fut Frantz Fanon, cette personnalité mystérieuse et insaisissable car on ne sait pas s’il faut le considérer comme un « Martiniquais », un « Algérien’, un « Français » ou, simplement, un « noir ». C’est une question à laquelle il n’a pas été répondu.
Fort-de-France, dans la capitale Martiniquaise, est né Frantz Fanon le 20/07/1925. Son père est inspecteur des douanes et sa mère commerçante, issus de la petite-bourgeoisie métissée du territoire. Ensemble, ils auront huit enfants, dont six survivront et feront des études secondaires.
Fanon est élève au lycée Victor-Schoelcher, à l’époque où Aimé Césaire y est professeur. Il ne partage pas ses convictions « départementalistes », c’est-à-dire la politique d’assimilation.
En 1943, à18 ans, Frantz rejoint les forces françaises libres du général de Gaulle. Son expérience de l’armée est contrastée : alors qu’il s’est engagé plein de patriotisme, il fait l’expérience du racisme et passe pour un soldat indiscipliné, mais se bat avec courage dans les combats de la libération de la France. Il est blessé dans les Vosges. Sa bravoure lui avait valu d’être décoré.
De retour en Martinique, il passe le baccalauréat et le réussit en 1946 et s’inscrit après, à la faculté de médecine de Lyon en 1947. Dès sa 4ème année de médecine, il s’intéresse à la psychiatrie, enseignée à Lyon par le professeur Pierre-Bénite Dechaume, d’orientation organiciste. Ce dernier refuse la thèse de Frantz Fanon, le manuscrit de peau noire, masques blancs. Pour lui cette dernière n’était pas le lien approprié pour une exploration expérimentale de la subjectivité de l’auteur ou pour d’aussi longues citations de Césaire (poète de la négritude). Frantz Fanon opte pour un sujet plus académique sur les troubles mentaux dans la maladie de Friedrich avec délire de possession : un texte de 76 pages auquel il donna le pesant titre d’ »Altérations mentales, modifications caractérielles, troubles psychiques et déficit intellectuel dans l’hérédo-dégénération spinocérébelleuse. » Soutenue devant plusieurs examinateurs le 29/11/1951.
Il se passionne également pour le marxisme, l’existentialisme et la psychanalyse mais il n’a pas été analysé et il n’était pas psychanalyste mais simplement le psychiatre clinicien et révolutionnaire.
Il exercera à Dole, puis à Saint-Alban et deviendra le disciple de François Tosquelles, qui dira de Fanon qu’il incarnait la liberté et le respect d’autrui.
En 1952, il a publié le syndrome nord-africain, l’un de ses premiers textes et met en évidence l’attitude de rejet raciste de certains médecins français devant un patient nord-africain qui se présente avec sa douleur, attitude qui tend à le considérer comme un malade imaginaire. La description de ce « syndrome » révèle l’incapacité du soignant métropolitain à maîtriser ses réflexes culturels et son agressivité, obstacle à un réel dialogue. Pour Fanon, le colon fait le colonisé.
Il soutenait que, si leurs symptômes semblaient inclassables, leurs souffrances, elles, étaient réelles : « Menacé dans son affectivité, menacé dans son activité sociale, menacé dans son appartenance à la cité, le Nord-Africain réunit toutes les conditions qui font qu’un homme malade, sans famille, sans amour, sans relations humaines, sans communion avec la collectivité, la première rencontre avec lui-même se fera sur un mode névrotique, sur un mode pathologique, il se sentira vidé, sans vie, en corps à corps avec la mort, une mort en deçà de la mort, une mort dans la vie, et qu’y a-t-il de plus pathétique que cet homme aux muscles robustes qui nous dit de sa voix véritablement cassée : Docteur, je vais mourir ».
Ses écrits dénonçant les méfaits du colonialisme font toujours référence et l’« intérêt exceptionnel » de peau noire, masques blancs n’en fit pas un succès d’édition, il explorait les effets du colonialisme et l’imposition d’une psychologie servile aux hommes, aux femmes, et aux enfants colonisés, il dit simplement : » je suis humain. Je n’attends du Blanc rien d’autre que de me reconnaître comme un humain et s’il me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce qu’il persiste à imaginer ». Ce livre se résume dans deux phrases de l’introduction et de la conclusion : « Je n’arrive point armé de vérités décisives » et : « Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! ».
L’An V de la révolution algérienne est un ouvrage publié en 1959 à Paris chez Maspero, il reprend toute l’expérience accumulée au cœur du combat, au sein du FLN (Front de Libération Nationale). Frantz Fanon est né antillais et mort algérien, avait choisi de vivre et de lutter parmi les colonisés comme lui, en Algérie, pays du colonialisme par excellence. Il décrit de l’intérieur les profondes mutations d’une société algérienne en lutte pour sa liberté. Il rapporte comment la violence est créée par le colon par son entêtement à maintenir cette dernière colonie de peuplement, à la fois pour protéger les européens d’Algérie et pour continuer d’exploiter le Sahara, et par son attitude colonialiste visant à imposer sa domination et à exploiter les ressources humaine et économique de l’Algérie.
Les Damnés de la terre, en fin 1961, est considéré comme l’un des classiques de la littérature de la décolonisation. C’est la « bible du tiers-mondisme », expliquera plus tard Maspero, est en fait un texte composé dans une hâte pathétique, par un esprit qui était à la fois pris par les urgences de la lutte et confronté à l’imminence de la mort. Ce livre témoigne de l’état des populations marginalisées et opprimées des sociétés postcoloniales, notamment en Afrique, qui souffrent des séquelles du colonialisme, de l’exploitation économique et de l’injustice sociale. Interdit en France, il a servi de référence à des mouvements de libération anticoloniale et d’autodétermination. Ce livre est également célèbre pour sa préface écrite par Jean-Paul Sartre.
Le jour où la nouvelle de la mort de Fanon parvint à Paris (le 6/12/1961), la police française commença à saisir les exemplaires des Damnés de la terre dans les librairies. A New York, les représentants du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) à l’ONU les distribuèrent à leurs collègues diplomates comme cadeau de Noël.
Ce qui caractérisait la personnalité de Fanon est que lorsque ses idées arrivaient à maturité, les décisions sont prises et c’est ce qui l’a conduit à la Dominique en 1943 et à Lyon en 1946 et dans une lettre non datée, il écrivait à son frère Joby : « Je pars en Algérie. Tu comprends : les français ont assez de psychiatres pour soigner leurs fous. Je préfère aller dans un pays où ils ont besoin de moi ». Fanon ne connaissait guère l’Algérie, mais il avait travaillé avec des patients nord-africains à Lyon et a connu cette population et ses contacts lui avaient enseigné qu’il y avait « des immeubles à construire, des écoles à ouvrir, des routes à tracer, des taudis à démolir, des villes à faire surgir de terre, des hommes et des femmes, des enfants et des enfants à garnir de sourires ». Fanon n’arrivait pas en Algérie armé de vérités définitives ou de doctrines révolutionnaires. Il n’y allait pas en prophète apocalyptique du tiers-mondisme. Le Fanon des Damnés de la terre fut un produit de l’Algérie et de la guerre de l’indépendance.
Le 22 octobre 1953, le Journal officiel annonçait que « Monsieur le docteur Fanon » avait été mis à la disposition du gouvernement général d’Algérie et qu’il serait nommé dans un hôpital psychiatrique du pays. Cela nous rappelle que les psychiatres en Algérie ne dépendaient pas du ministère de la Santé, à Paris, mais du gouvernement général, préfecture locale qui avait son siège à Alger.
A l’automne 1953, Fanon prit son poste dans un hôpital moderne de Blida-Joinville, qui porte actuellement son nom, il était bien équipé. Le jeune médecin et son épouse avaient leur logement sur place : une jolie maison à l’entrée entourée de fleurs. L’hôpital commença à admettre des patients en 1933, mais ne fut cependant pas ouvert officiellement avant 1938. Les quatre médecins européens, dirigés par le principal fondateur de l’école psychiatrique d’Alger et de la théorie raciale du primitivisme le professeur Antoine Poro, agrégé de neuropsychiatrie. En effet, l’évolutionnisme a offert à ce dernier une caution scientifique pour légitimer le projet colonial qui, à travers le Code de l’indigénat a maintenu le colonisé dans un statut inférieur se basant sur un primitivisme ontologique. C’est l’aspect pseudo-scientifique de cette théorie qui a suscité l’ire de Frantz Fanon. « Cette idéologie scientifique, la psychologie fondée par Porot est à la fois obstacle et condition de possibilité d’une nouvelle science, à savoir l’ethnopsychiatrie. Elle est obstacle, car l’ontologisation de l’infériorité des Nord-Africains annihile toute possibilité de compréhension de l’autre. Sa théorisation est douteuse car elle est ethnocentriste. Elle s’attache à décrire l’indigène en comparaison avec l’Européen. Pour le Dr Colin Carothers, expert de l’OMS écrit en 1954 que l’Africain utilise peu les lobes frontaux et que toutes les particularités de la psychiatrie africaine peuvent être rapportées à une paresse frontale. Pour lui, il y a similitude entre l’indigène africain normal et le lobotomisé. Incapable d’assumer ce rôle d’aliéniste complice d’un pouvoir colonialiste répressif, Frantz Fanon abandonne son poste de médecin-chef et s’engage dans la révolution algérienne. Dans sa lettre de démission au gouverneur Robert Lacoste, en 1956, il énonce : « La folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire que placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. La structure sociale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place… ». Il est expulsé d’Algérie en 1957.
Durant sa mission, Fanon accordait une grande importance à la thérapie occupationnelle, le tricot, la broderie et la couture étaient fortement encouragés. Cette thérapie en association avec des médicaments et d’autres psychothérapies, en particulier la thérapie musicale (Fanon travailla avec un musicien Abderrahmane Aziz, né à la Casbah d’Alger en 1920 et enterré en 1992 à Blida).
Ce ne sont pas seulement les médecins qui animent l’hôpital de Blida, mais aussi le personnel infirmier. A son arrivée, le personnel n’a aucune formation spécifique, il demande un bâtiment pour l’école d’infirmiers spécialisés en psychiatrie dont il assure l’enseignement. Pour lui les soignants et les patients recomposent ensemble un tissu social où peut s’exprimer la souffrance.
Frantz Fanon était conscient que sa carrière de psychiatre en France, ou même en Martinique, était terminée après sa démission irrévocable. Il ne pouvait pas non plus remettre les pieds en Algérie. La solution logique était de travailler d’une façon ou d’une autre pour le FLN, soit de pratiquer la psychiatrie dans un autre pays africain francophone. En se rendant à Tunis, qui était désormais, la capitale du FLN en exil, Fanon choisit de faire les deux à la fois. Il allait travailler comme psychiatre, donner des cours sur sa spécialité, écrire pour le journal du FLN, El Moudjahid, et devenir un des porte-parole internationaux du Front, sans pour autant être membre de sa direction. Il exerce à l’hôpital de la Manouba, près de Tunis, et rencontre des problèmes avec la direction qui le dénonce aux autorités. Fanon travaille alors à l’hôpital général de Tunis dans un service de neuropsychiatrie, dont il va faire un service ouvert et un hôpital de jour ; il y travaillera de décembre 1957 à juillet 1959. Cette expérience sera sa dernière activité psychiatrique.
Ayant constaté la détérioration manifeste de son état de santé, l’Autorité supérieure lui conseilla à plusieurs reprises de cesser ses activités et de se consacrer aux soins que nécessitait sa maladie. Mais sa réponse fut toujours la même : « Je ne cesserai point mes activités tant que l’Algérie est en lutte et je persisterai dans ma tâche jusqu’au dernier jour ». Ce fut effectivement ce qu’il fit.
Fanon qui défendait l’usage de la violence dans les Damnés de la terre, c’était alors un moyen inévitable de désaliénation et de réalisation d’un humanisme universaliste, ouvrage qui fut publié alors qu’il agonisait loin de l’Algérie, Il mourut de la leucémie dans un hôpital américain à Washington et satisfaire à la dernière volonté de Fanon – être enterré en terre algérienne – n’avait pas été simple. Cela avait nécessité des négociations délicates avec le gouvernement tunisien, avec le Département d’Etat américain et même avec la CIA. Son corps fut transporté à Tunis dans un avion de ligne pour être inhumé en terre algérienne. La traversée de la frontière se fit avec l’aide des populations locales, sur les épaules de ses frères de combat de liberté ; Fanon avait remporté « a dernière victoire » pour être inhumé à 14h30, le 12/12/1961 au cimetière des martyrs près de la frontière algéro-tunisienne dans la commune d’Ain Kerma.
Ainsi, Frantz Fanon, ce psychiatre humaniste venu, de si loin, semble avoir entendu le cri transcendant les frontières de Mourad Didouche, tombé au champ d’honneur un certain 18/01/1955 dans le constantinois qui a dit : « Si nous venons à mourir, défendez nos mémoires ».
Fanon avait aussi compris bientôt à son époque et parfois bien avant ses confrères et camarades l’importance de l’élément ethnoculturel, de la clinique devant toute idéologie et encore moins colonialiste. Effectivement, « certains hommes traversent les âges, non point parce qu’ils vivent encore, mais parce que leur essence refuse de mourir » …
Dr Larbi CHERIFI
Pour en savoir plus
- FRANTZ FANON UNE VIE, David Macey, traduit de l’anglais, Cihab Editions.
- L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE 2015, Said CHEBILI. La théorie évolutionniste de l’école d’Alger : une idéologie scientifique exemplaire.
- Soins psychiatrie juillet/août 2013 Patrick Touzet,les grandes figures de la psychiatrie, FRANTZ FANON