L’apport de l’anthropologie médicale clinique en travail social
Par Marie-Jo Bourdin, Vice-Présidente de l’association Alfapsy, octobre 2023
Absence d’hébergement, logement insalubre, conditions de travail pénibles, chômage de longue durée, statut administratif précaire ou clandestinité…autant de déterminants sociaux auxquels on pourrait penser et qui affectent particulièrement la santé mentale des migrants. Leur reconnaissance comporte des enjeux politiques majeurs dans la mesure où ils pointent des dysfonctionnements du système social. En France dans les années 70 les phénomènes d’exclusion et leur impact sur la santé mobilisèrent les professionnels de la santé mentale et du social. Un champ nouveau prenait forme, celui de la santé mentale avec son langage de « souffrance sociale ». Les déterminants sociaux semblaient donc revenir au-devant de la scène avec un rapprochement du « champs psy » et du social.
Nous aborderons les impacts des déterminants sociaux sur la santé mentale en situation migratoire avec l’éclairage de l’anthropologie médicale clinique, en développant particulièrement le concept de sickness.
Marie-Jo Bourdin
L’anthropologie médicale clinique
Une des contributions majeures de l’anthropologie médicale clinique, a été de ne pas cliver le social du médical et du psychologique et de réintégrer la maladie dans son contexte socio culturel au sens large.
Ce concept, né aux États Unis et formalisé par le psychiatre et professeur d’anthropologie médicale, Arthur KLEINMAN, permet, à tout professionnel du soin ou du social qui n’est pas anthropologue (on ne peut être l’anthropologue de tous les cultures !), de comprendre et de gérer la relation soignants/soignés ou aidants/aidés en contexte interculturel. C’est une approche médico psycho sociale, centrée sur le patient (ou l’usager), sans exotisation ni stigmatisation avec bien sûr la nécessité de contourner l’obstacle linguistique quand il existe en faisant appel à un interprétariat linguistique et culturel. En ne se focalisant pas d’emblée sur la culture, la maladie est envisagée dans sa triple dimension :
L’ILLNESS : c’est le récit subjectif du patient, qui parle de sa maladie, de sa souffrance physique, psychique ou sociale, en se référant à ses propres représentations culturelles et ses modèles explicatoires.
Le DISEASE : c’est la maladie qui est interprétée par le professionnel du soin (diagnostic) ou du social qui confronte ses modèles explicatoires avec ceux du patient ou de l’usager.
Le SICKNESS : qui donne une large place aux déterminants sociaux de la souffrance psychique physique ou sociale et qui englobe tout ce qui relève de la socialisation de la maladie tout ce qui touche à la perception du social, du sociétal et de l’environnemental.
Au Centre Françoise Minkowska, une expérience de 50 ans dans le champ du soin transculturel dans le cadre du droit commun, nous a amené à faire le choix de cet éclairage théorique dans lequel s’inscrit le travail clinique, celui de la Formation, de l’Enseignement et de la Recherche.
La rencontre interculturelle est jalonnée d’obstacles où l’argument culturel peut être perçu comme une entrave ; en effet, la grande difficulté de cette rencontre est que l’implicite n’est pas partagé. Cette approche très ouverte de l’anthropologie médicale clinique, permet d’éviter certains pièges dont celui de la culturalisation, de l’exotisation ou celui du déni de la culture qui évacue toute différence culturelle. Au contraire elle incite le professionnel à se décentrer de ses propres références culturelles et modèles explicatoires pour venir les confronter avec ceux du patient ou de l’usager
Nous savons qu’un grand nombre de personnes migrantes, solliciteurs d’asiles, réfugiées statutaires ou déboutées du droit d’asile se trouvent dans une extrême précarité socio-économique. La maladie et par conséquent, la prise en charge, s’inscrivent nécessairement en complémentarité de ce contexte social. Les problèmes sociaux sont de plus en plus au-devant de la scène et donnent un profil particulier au travail thérapeutique et au travail social. Pour se référer au cadre de l’anthropologie médicale clinique, l’accumulation d’évènements sociaux, sociétaux, environnementaux et d’une souffrance psychique (pouvant aller jusqu’à la décompensation) connote les éléments essentiels du Sickness.
Lorsque le Sickness (souffrance sociale) accompagne l’Illness (expression de la souffrance psychique), on voit bien l’intrication des déterminants sociaux dans la décompensation psychique.
Absence d’hébergement, logement insalubre, conditions de travail pénibles, chômage de longue durée, statut administratif précaire ou clandestinité… Autant de déterminants sociaux auxquels on pourrait penser et qui affectent particulièrement la santé mentale des migrants.
Notons qu’il existe des catégories distinctes de migrants, et que nous faisons référence ici à celles qui endurent des conditions socio-économiques précaires du fait de leur parcours migratoires et /ou de la discrimination. L’impact de ces déterminants sociaux sur la santé mentale nous semble aujourd’hui évident pourtant cela n’a pas toujours été le cas car leur reconnaissance comporte des enjeux politiques majeurs, dans la mesure où ils pointent des dysfonctionnements du système social géré par un gouvernement donné. La France a ainsi tardé à porter une attention aux inégalités de santé.
Le déni des déterminants sociaux de la santé en France
Avec la fin de l’immigration du travail des années 1970, on a assisté à un afflux de familles migrantes venues s’installer définitivement dans les banlieues des grandes villes ce qui a soulevé la question du coût de l’immigration en particulier celui du logement, de l’éducation de la santé et de la protection sociale. Certaines municipalités mirent en place dans certains quartiers (HLM) un système de quotas de populations immigrés créant ainsi une exclusion territoriale. Rapidement, avec un chômage croissant, les conditions de logement dans ces HLM se sont détériorées, les inégalités sociales se sont creusées ouvrant la porte à la violence (émeutes dans la banlieue de Lyon en 1981 jusqu’à celles de 2005 dans les banlieues parisiennes et qui perdurent encore à certaines périodes). On commence alors à parler « des jeunes des cités », « des quartiers en difficultés » et de « l’exclusion sociale » et depuis les années 80, les inégalités sociales sont devenues un champ de recherches et d’investigations à part entière. Une collaboration entre chercheurs en sciences sociales, médecins, psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux voyait le jour, pointant de nouvelles formes de souffrance psychique, celles des exclus de la société parmi lesquels une frange des populations étrangères. Un champ nouveau prend forme : celui de la santé mentale avec son langage de souffrance sociale.
Dans le contexte migratoire et d’offre de soins psychiatriques aux populations migrantes, s’est particulièrement posé le déni des déterminants sociaux de la santé par le biais d’une pathologisation de la culture des migrants. Combien de fois étions nous interpellés au Centre Françoise MINKOWSKA avec une question récurrente « est-ce culturel ou
pathologique ? » Il est clair qu’il s’agit de la place de la culture dans le soin ou dans la prise en charge sociale et non pas l’inverse, d’où l’importance de ne pas pathologiser ce qui est culturel ni culturaliser ce qui est pathologique et celle aussi de savoir nous décentrer pour émigrer de nos propres certitudes.
Pour ce qui concerne la prise en charge des migrants et des réfugiés, la France s’est parfois heurtée à un paradigme : comment leur apporter une offre de soins dans le cadre du droit commun du système de soins en tenant compte à la fois des obstacles linguistiques et des représentations culturelles de la souffrance psychique tout en évitant la stigmatisation du patient et, par effet pervers, celle du clinicien ? Les réponses ont évolué au fur et à mesure des expériences cliniques de chacun.
L’anthropologie médicale Clinique
C’est ainsi que nous avons été amenés à faire le choix de l’Anthropologie Médicale Clinique (AMC). Quant au travail social, cet éclairage a permis une plus grande clarté dans la relation d’aide en situation interculturelle. Ainsi par exemple, la mise en place d’un travail en binôme psychiatre / assistante Sociale pour apporter au patient la réponse la plus adaptée à sa demande, prend alors toute sa cohérence, quand on sait que l’impact des déterminants sociaux en santé mentale participe pleinement à l’expression de la souffrance psychique.
Ces déterminants sociaux sont plus que jamais au-devant de la scène avec un rapprochement du champ psy et du social mais aussi de l’anthropologie ce qui, il y a quelques années, a amené l’observatoire national de santé mentale et précarité à s’interroger au-delà du pathologique sur l’intervention des psys et des travailleurs sociaux : » les psys devaient ils intervenir au-delà du pathologique ? Les travailleurs sociaux devaient ils être promus au rang de praticiens ou cliniciens du social ? » (quel rôle joue le sickness dans le déroulement d’une pathologie ? Comment s’articulent Illness et Sickness ?…) Dans le contexte actuel ces questions nous interpellent, car face aux nouvelles précarités, le psy et le social sont de plus en plus imbriqués. Les réponses sociales peuvent permettre de dépasser certaines crises ou favoriser un certain changement et en ce sens l’intervention sociale peut avoir des effets thérapeutiques. La précarité et la vulnérabilité qui accompagnent des parcours migratoires chaotiques peuvent être à l’origine de décompensation psychique, tout comme un équilibre psychologique précaire peut être la cause d’une dégradation de l’équilibre social.
La souffrance psychique tout comme la souffrance sociale nécessite plus que jamais des regards croisés, des pratiques pluridisciplinaires et partagées pour co-construire et innover.
Une illustration concrète de l’impact des déterminants sociaux sur la souffrance psychique
Pour illustrer cette imbrication du psychologique et du social et l’impact des déterminants sociaux sur la souffrance psychique, nous évoquerons, le cas d’une mère*, en France depuis 2009, et de ses deux filles S. et A., respectivement âgées de quinze et douze ans, qui sont adressées au Centre F. Minkowska par une psychologue et un éducateur de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE).
La mère est arrivée seule en France. Lorsque les filles rejoignent leur mère trois ans plus tard, elles sont placées, en raison de leur différence d’âge, chacune dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). La mère vit elle, chez un ami dont l’appartement est trop exigu pour les héberger.
Leur trajectoire migratoire est en lien avec une tragédie familiale : deux ans auparavant, l’aînée des filles, S., a été violée par son père.
La mère raconte qu’elle a réussi à s’interposer entre le père et la cadette à un moment d’une tentative de viol. Son intervention se fait dans la violence avec maltraitance et passage à l’acte brutal du père qui tente de mettre le feu à la maison familiale.
Quelque temps après, la mère fait une dépression avec tentative de suicide. C’est un de ses oncles maternels qui la trouve et l’aide à éviter le pire. Ce dernier prend les filles en charge et aide sa nièce à fuir le Cameroun pour la France. Un an plus tard, cet oncle décède et sa femme envoie S. et A. en France rejoindre leur mère.
L’équipe de l’ASE s’adresse au Centre F. Minkowska pour une prise en charge familiale, mais surtout pour S. qui est en grande souffrance et qui présente un état dépressif sévère. À son arrivée au foyer, elle était prostrée.
Elle est toujours en retrait et exprime sa souffrance par des somatisations de type hypocondriaques. La mère, quant à elle, se sent très coupable, avec beaucoup d’amertume et de remords. Lors du premier entretien, S. reste mutique pendant toute la séance, repliée sur elle-même, la tête entre les mains sur les genoux. Il a fallu la rassurer pour qu’à la fin de l’entretien elle accepte notre intervention et le suivi individuel que nous allons lui proposer. Parallèlement, nous proposons à la mère un accompagnement social inscrit dans la stratégie thérapeutique.
Dans la logique de cette prise en charge, nous proposons à la cadette, que nous sommes aussi là pour elle, si elle en manifestait le besoin.
Dès le premier entretien individuel, S commence à aborder le début de sa douloureuse histoire. Elle est très dépressive, avec un sentiment de culpabilité très vivace. Le psychiatre lui prescrira d’ailleurs un traitement antidépresseur.
Au fil des séances, on note une bonne évolution des troubles avec encore quelques difficultés relationnelles avec ses éducateurs. Malgré des périodes qui restent dépressives, S améliore nettement ses résultats scolaires. Dans le discours de cette jeune patiente l’image du père semble alors moins disloquée. De son côté, la mère, dans les premiers entretiens, manifeste une forte culpabilité accompagnée de réactions émotionnelles fortes. Elle parle de « traumatisme à vie », « c’est comme un couteau qui m’aurait poignardé le cœur… cela m’a cassé à vie et maintenant j’ai très peur des hommes ».
Elle tient le coup devant ses filles mais pleure quand elle est seule et pendant les entretiens individuels, surtout quand elle évoque cet acte « ignoble de la part d’un homme qu’elle aimait et avec lequel elle vivait depuis de longues années… » Et l’attitude de sa belle-famille (qui la renie après qu’elle ait porté plainte… honte pour la famille). Pour elle s’est un soulagement de voir l’état de sa fille s’améliorer peu à peu et elle dit : « quand elle va mieux, je vais mieux moi aussi ».
Maintenant sa fille lui parle de sujets qu’elle n’abordait jamais (les garçons), n’est plus isolée, a des copines et fait du théâtre.
Du point de vue administratif, la mère a obtenu un titre de séjour pour soins avec l’autorisation de travailler. Elle est en stage de formation rémunérée.
Lorsque nous les revoyons toutes les deux, elles sont souriantes, coquettes et ont des projets de vacances dans le sud de la France.
Cet équilibre encore fragile, ce mieux être de la mère et de la fille va être mis à mal au moment ou la mère se voit opposer un refus de renouvellement de son titre de séjour assortie d’une obligation à quitter le territoire français (OQFT). Affolée, elle sollicite une aide en urgence car elle ne sait pas comment annoncer la nouvelle à ses filles. Elle ne dort plus et déprime. « Je reviens à la case départ ». Elle est très pessimiste malgré notre intervention auprès du juge pour enfants et celle de l’avocat de l’ASE directement au Ministère.
Quand les filles apprennent ce refus, tout comme leur mère, elles paniquent et la cadette demande à nous consulter car elle fait des cauchemars. Quand le sickness accompagne l’illness, on repère bien l’intrication des déterminants sociaux dans la décompensation psychique de cette famille.
En effet, le social reprend le devant de la scène, (le sickness de notre approche théorique est « massif ») Les déterminants sociaux, ici la précarité administrative, celle du logement, le placement des filles, l’absence de ressource, interfèrent dans l’évolution favorable du travail thérapeutique mis en place depuis plusieurs mois car tout est suspendu au recours introduit par l’avocat.
Depuis, la situation a pu être régularisée. Les deux sœurs réussissent leurs études. La mère travaille, un logement lui a été attribué. Avec notre soutien elles ont même pu partir un mois au Cameroun dans la famille maternelle.
Ce cas clinique vient illustrer le travail de complémentarité entre clinicien et travailleur social dans l’accompagnement du migrant en souffrance psychique et sociale.
On voit bien dans cette situation l’imbrication des déterminants sociaux (le sickness) et l’importance de ne pas cliver le social du médical et du psychologique pour permettre l’élaboration de l’illness.
Pour conclure, du fait de sa caractéristique multidisciplinaire et de la disponibilité même à l’intérieur de l’institution, la réponse proposée permet de faire face à de réels imbroglios juridico administratifs, qui sont autant de facteurs de déterminants sociaux qui aggravent les troubles mentaux et entraînent des dépassements capacitaires ou des décompensations graves.
Ce type d’intervention se situe au niveau d’expériences professionnelles certes, mais mobilise le vécu et le partage de valeurs qui confèrent des dispositions particulières dans la relation intersubjective.
Cette confrontation des modèles explicatoires relève de l’empathie et favorise un déploiement transférentiel qui véhicule une parole ou un discours porteur de sens pour le sujet migrant, et donc capable de produire des changements et une reconstruction psychique.
Sous l’angle systémique, l’intervention se déploie dans le réseau constitué par l’ensemble des dispositifs institutionnels juridico administratifs, socio sanitaires et socio-éducatifs. Ce réseau offre des solutions aux obstacles auxquels sont confrontés les migrants ou les demandeurs d’asile.
Cette complexité de trajectoire et de vécus ne peut se réduire à une approche exclusive, quel que soit par ailleurs le sous-bassement théorique, ce que permet le cadre de l’anthropologie médicale clinique avec l’éclairage de la Santé Publique.
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