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La foule intelligente

Par Chawki Azouri, Psychiatre, Liban, Beyrouth, le 27 novembre 2019

Si l’Histoire (avec un grand H) du Liban commence le 14 février 2005 par l’assassinat de Rafic Hariri et par le soulèvement populaire qui a suivi (du 16 février au 14 mars), elle s’affirme définitivement du 17 au 22 octobre 2019 et n’est pas encore terminée. L’Histoire n’avance pas de manière linéaire, mais dialectique. On pouvait espérer une refondation de l’Etat Libanais en 2005. Mais la communauté chiite était absente du grand rassemblement. Aujourd’hui, elle en fait partie intégrante, déoé la plus grande solidité du mouvement. L’identité Libanaise qui transcende l’appartenance communautaire s’affirme donc aujourd’hui plus forte : toutes les communautés sont présentes.

En 2005, les rassemblements du 8 mars et du 14 mars, symbolisés par leurs deux lieux respectifs, la Place Riad el Solh et la place des martyrs étaient antagonisées. Le rassemblement du 14 mars était, entre autres, une réponse é celui du 8 mars : plus d’un million de personnes ont répondu aux 300000 réunies par le Hezbollah. La légitimité prise par Hassan Nasrallah provenait de la communauté chiite qui ne pouvait pas encore rejoindre le mouvement du 14 mars par solidarité avec les autres Libanais. L’envie d’y être était certes présente mais le camp d’en face, au-delà du rassemblement gigantesque, ne montrait pas encore une indépendance salutaire vis-é-vis des leaders traditionnels. Quelques figures nouvelles, porte-parole du mouvement comme Samir Kassir, Samir Frangié, Gebran Tuàéni, Georges Hawi ou Pierre Gemayel ont brillé comme possibles relais. Sauf pour Samir Frangié, ils ont été assassinés, montrant après coup que le danger de remplacer la classe politique faisait d’eux des cibles potentielles.

Dans les rangs du 14 mars le rapport d’allégeance du citoyen à son Zaïm ne donnait pas encore confiance é la communauté chiite. 50% des présents l’étaient à l’appel des différents partis. Pourquoi ce serait donc différent dans les rangs du 8 mars». Le syndrome d’hubris ou la maladie du pouvoir était encore présent dans toutes les communautés : perte du sens des réalités, intolérance é la contradiction, obsession de sa propre image, abus de pouvoir.

Cette symétrie entre les deux camps fut, en partie, à l’origine « du rapt » opéré par la classe politique du 14 mars vis-é-vis du peuple du 14 mars. La plus grande preuve fut l’accord quadripartite entre le 8 et le 14 pour les élections législatives. Le peuple du 14 mars fut trahi.

Aujourd’hui les places Riad el Solh et celle des martyrs sont envahies par des citoyens libanais indépendamment de leur appartenance. En témoigne la présence du seul drapeau Libanais alors qu’en 2005, les drapeaux des partis côtoyaient les drapeaux Libanais. De même, la présence massive de chiites dans la « Révolution » d’octobre 2019 qui s’expriment librement en critiquant nommément leurs chefs déAmal et du Hezbollah met un terme au « Discours de la servitude volontaire » (Etienne de la Boétie) qui a prévalu chez la grande majorité des chiites en 2005.

De m^me, la spontanéité du mouvement aujourd’hui, associé é sa décentralisation montre la fin de l’allégeance des différentes régions à leurs chefs. Dans toutes les régions libanaises, les citoyens se mobilisent sans discontinuer. C’est la fin de l’allégeance autant dans un camp que dans l’autre : il n’y a plus de camps. Les citoyens Libanais sont unis, au-delà de leur appartenance communautaire et de leur appartenance politique

La foule est une foule intelligente.

Analysée par Freud en 1921 la foule était « hébétée ». Quel que soit non nombre, qui peut atteindre des millions comme pour les nazis, la foule était asservie é un leader dans lequel chaque membre de la foule avait projeté son Idéal du Moi. Ainsi appauvris, les individus de la foule sont identiques les uns aux autres. Ils ne supportent plus aucune différence et sont dans une servilité totale avec le leader. Hypnotisés, le chef peut leur faire faire ce qu’il veut, surtout leur faire croire que l’extérieur est l’ennemi et les pousser aux pires exactions.

La foule d’aujourd’hui est une foule intelligente. Grâce, entre autres, aux réseaux sociaux et au pouvoir déInternet la communication entre les membres de la foule est devenue « transversale » et non plus verticale comme l’ont bien vu Deleuze et Guattari en 1972 (Psychanalyse et transversalité). « Il existe une subjectivité sociale mondiale porteuse de vie et de désir, transversale aux grands ensembles institutionnels hiérarchisés qui prétendent gouverner le monde ». Cette transversalité peut enlever tout pouvoir au chef. Surtout celui de la censure, ce qui explique la liberté du langage et du comportement et le cété « bon enfant » chez les manifestants.

Cette facilité du langage est favorisée aussi par les chaines de télévision qui, en donnant la parole aux manifestants et de façon appliquée leur permettent de ne plus recourir é la violence pour s’exprimer.

Les libanais qui se retrouvent par centaines de milliers depuis le 17 octobre et partout au Liban ne sont pas une foule indistincte, fondue en elle-même comme un seul homme. Ils ne sont plus prêts é faire n’importe quoi pour peu qu’un leader le leur commande. Ils ne sont pas fondus dans un ensemble qui ne les distingue pas les uns des autres. Ils parlent. Plus que leur nombre, leur qualité est d’être un groupe qui est constitué par leurs différences, l’acceptation de la différence de l’autre constituant la base même de la démocratie. Ils forment la communauté des frères et des sœurs qui n’est plus une horde, une communauté qui ne veut plus d’un Chef tout-puissant qui leur impose sa loi.

Quel que soit le devenir de cette extraordinaire révolution pacifique, c’est une leçon au monde entier qu’elle donne : il y aura un avant et un après.