You are currently viewing La thérapie processuelle – Partir du hic et nunc

La thérapie processuelle – Partir du hic et nunc

De Dr Jean-Charles Crombez, psychiatre à l’hôpital Notre-Dame du Chum de Montréal, novembre 2022

Vous pouvez parler si vous le désirez et rester en silence si vous le voulez.  Pour ma part, je ne vous parlerai que si j’ai quelque chose à dire, et mes silences n’auront pas pour but de vous faire parler.  Mais, si vous trouvez mon silence trop dérangeant, vous pourrez me le signifier et je parlerai pour ne rien dire le temps nécessaire.

LA RENCONTRE THÉRAPEUTIQUE

Un matin, dans l’urgence de mon hôpital, alors que je suis de garde, on me fait rencontrer une malade, soignée en psychiatrie de longue date, qui prend de nombreuses médications prescrites au fil des ans, à qui le psychiatre a annoncé la nécessité de diminuer un peu la quantité de pilules, et qui s’est tailladée les bras en signe de représailles.  Elle est arrivée la veille, a été traitée puis transférée en psychiatrie avec ses deux bras entourés d’énormes pansements.   C’est ainsi qu’elle est assise dans un bureau près d’une table où l’on a disposé en tas 5 volumineux volumes (c’était avant l’ère des dossiers numériques) témoignant de ses multiples hospitalisations, examens et traitements. 

Je l’aborde, après lui avoir dit bonjour, en lui demandant, avec intérêt et contre toute attente, qu’est-ce qui peut bien l’amener ici, ici et maintenant.  « Avec intérêt », en ne considérant pas sa présence comme une évidence explicable.  « Contre toute attente pour elle », car je suis sensé savoir ce qu’elle est.  Et elle ne comprend pas vraiment la question, parce qu’elle ne s’est jamais posée, qu’on ne lui a jamais posée, au vu des informations colligées dans les minutes et les années qui ont précédées. 

Mon étonnement ne tient pas à ses pansements évidents, mais s’adresse plutôt à sa personne.  Et c’est cela qui l’étonne elle-même : qu’est-ce qu’elle peut bien avoir à faire là-dedans comme personne, elle qui est malade.   Mais elle me rappelle, en bougeant un peu ses bras, et en me les montrant au cas où je n’en aurai pas remarqué l’évidence, qu’elle est là à cause de son automutilation. 

Ayant bien signalé que j’ai bien vu, je lui repose néanmoins la même question : « mais, qu’est-ce qui vous amène ici ? ».  Stupéfaite que son handicap ne soit pas une réponse suffisante, elle me fait observer le tas de dossiers, et me détaille pour confirmer ses nombreux diagnostics la preuve de son identité.  Je l’écoute attentivement en approuvant, mais lui repose néanmoins une troisième fois la même question.

Alors elle ne sait plus donner d’explications, reste en silence quelques secondes, semble entrer en elle-même, relève le regard pour rencontrer mes yeux, et me dit alors sur le ton de la confidence qu’elle ressent une boule dans le ventre, pas une vraie boule mais une boule. 

Voilà, nous y sommes ; nous sommes passés d’une réalité extérieure à une réalité intérieure, d’une observation objective à une perception subjective, d’une description de malade à une impression de personne.  C’est le début du travail de thérapie, un travail dans l’univers intérieur, univers qui a ses propres règles, quasiment opposées à celles du monde observable. 

Je risque alors une autre question ; je dis risque, car celle-ci pourrait être pris comme une investigation, et non pas comme la marque d’un intérêt à son expérience.  Elle répond : 43 ans, ce qui est bien.  Et je lui demande ce qui s’est passé à ce moment-là de sa vie, et elle ne répond pas, ne veut pas y répondre, ce qui est bien aussi.  Je veux dire qu’elle parle là comme une personne qui dit ce qu’elle veut dire d’un lieu privé à un lieu public, seulement ce qu’elle veut dire ; et non pas comme une malade pour laquelle la vie privée est sujette obligatoirement à la vie publique, au regard des médecins (déshabillez-vous) ou à l’écoute des psychothérapeutes (dites tout ce qui vous passe par la tête). 

L’intention de cette rencontre n’était pas d’évaluer l’état psychique de cette personne, car déjà réalisé dans le protocole établi, ni de réamorcer un examen médical, déjà complété dans d’autres services hospitaliers ; il était d’amorcer une thérapie, même dans le cadre improbable d’une urgence et dans l’état problématique de la patiente. 

LE PROCESSUS THÉRAPEUTIQUE

Souvent, on considère la thérapie comme une activité nécessitant un cadre extérieur particulier, celui d’un bureau privé, d’une clinique externe lors de rendez-vous prévus.  Mais mes conditions de travail dans des lieux ne se prêtant pas à des rencontres protégées par des cloisons acoustiques, des bureaux et des chaises, c’est-à-dire dans l’ici et maintenant, là où sont les personnes, m’ont obligé de trouver d’autres points de référence pour définir et exercer la thérapie, là où les besoins et les demandes se manifestaient.   Ce peut être dans des chambres d’hôpital, des salles d’hémodialyse, des centres communautaires. 

Il a donc fallu que je travaille éventuellement sans chaise ni fauteuil, devant un lit plutôt que derrière un divan, debout près d’une table de chevet ou assis sur le bord d’une fenêtre.  Et c’est ainsi que j’ai dû développer des concepts plus larges sur l’essence de la thérapie et des outils plus légers pour son exercice.  Souplesse et rigueur, simplicité et efficience. 

Le premier concept repose sur une distinction entre le paradigme du traitement et celui de la thérapie.  Le premier consiste en l’action d’un intervenant qui a acquis savoir et pouvoir envers un individu qui a perdu contrôle de son corps et de sa vie, qui donc se présente comme ignorant et démuni.  Par contre, le paradigme de thérapie suppose que le savoir et le pouvoir sont potentiellement du côté de la personne, et que le rôle du thérapeute est de permettre la manifestation de ces savoirs et de ces pouvoirs plutôt que de s’y substituer.  Cette distinction nous aide à différencier les méthodes et techniques, le problème étant que beaucoup d’approches s’intitulant thérapies dans le langage commun se révèlent plutôt consister en des traitements, fussent-ils dénommés cognitifs ou méditatifs. 

Le deuxième concept provient de ma formation en psychosomatique.  Ce qui y a été mis en relief, est que les symptômes somatiques sont le côté manifeste d’une réalité psychique peu évidente.  Elle a pu être définie en tant que dynamiques physiologiques, puis personnalités spécifiques, puis d’états psychosomatiques.  Nous avons finalement saisi, à travers les descriptions de l’opératoire et de l’alexithymie, et aux témoignages d’absence de toute perception, que ce qui est le côté caché de la somatisation est l’absence de vie intérieure, un désert de pensée, de sensation, d’émotion, le Corps de Personne (1). 

Le troisième concept s’appuie sur l’observation des processus de guérison.  Il est évident qu’ils sont naturels.  Par exemple, les phénomènes de coagulation et cicatrisation, pourtant fort complexes, étaient efficaces bien avant qu’on en découvre les caractéristiques.  Et, si les traitements peuvent les soutenir, ils ne peuvent totalement s’y substituer.  Je propose que les transformations personnelles sont du même ordre : elles manifestent l’expression de processus naturels de transformation, de processus thérapeutiques, processus qui résolvent des conflits, des problèmes, des traumatismes et des pertes, sans qu’on ne s’en rende tout à fait compte. 

Dès lors la thérapie est un dispositif permettant le rétablissement des processus de transformation naturels, processus qui ont été amoindris ou affaissés, ce reflété par l’absence de réalité intérieure.  Elle consistera pour la personne à trouver ce vécu abandonné, perdu, interdit, ignoré ou embryonnaire.  Le thérapeute va ainsi mettre en place un dispositif offrant à la personne un cadre et des outils spécifiques à l’animation de ce processus.  C’est ce que nous dénommons la « Thérapie Processuelle », centrée sur la mise en action par la personne de ses propres processus thérapeutiques.  Le thérapeute y joue le rôle d’interlocuteur, de moniteur, de penseur, de protagoniste, tout cela au sein d’une relation interpersonnelle bien connue des psychothérapeutes et des psychanalystes. 

LE DISPOSITIF THÉRAPEUTIQUE

1. UN JOUEUR

La première composante de ce travail est de mettre en place une personne.  Malgré les apparences, il n’est pas évident que l’individu qui se présente soit une personne.  Je veux dire qu’il est submergé, résumé ou identifié à sa maladie ou à son problème, et dans l’attente d’un traitement au vu de son inexistence, de son ignorance et de son impuissance.  Donc, d’abord mettre en place un Je qui parle, pense et sent à partir de lui-même et par lui-même. 

Un des aspects de la chose est de le libérer des diagnostics qui l’étiquettent, des pronostics qui le programment, des plans qui l’enferment, de « dédiagnostiquer ».  Cela ne veut pas dire qu’il les abandonne ou les rejette, mais qu’il les considère et qu’il les utilise, plutôt que de s’y soumettre et de s’y perdre.  En bref, qu’il en soit témoin plutôt que d’en être aveugle.  Il ouvre ainsi un espace intérieur dans lequel se glisseront les processus vivants.  

Un autre aspect de la mise en pouvoir de la personne est de la « désassujettir » du pouvoir des autres, en particulier et en premier lieu, de ceux du thérapeute et de la technique.   Tout pouvoir, supposé ou exercé, du thérapeute, ou tout pouvoir accordé à une technique, appliquée à la lettre, amène immanquablement à la formulation d’un traitement, et à l’invalidation subtile et sournoise de la personne. 

2. UN TERRAIN

La personne mise en place, la deuxième composante est de mettre en place un terrain, un terrain relationnel.   Le thérapeute va se prêter à une rencontre, de personne à personne, d’inconscient à inconscient, de vécu intérieur à vécu intérieur, de corps à corps. 

« Vous pouvez parler si vous le désirez et rester en silence si vous le voulez.  Pour ma part, je ne vous parlerai que si j’ai quelque chose à dire, et mes silences n’auront pas pour but de vous faire parler.  Mais, si vous trouvez mon silence trop dérangeant, vous pourrez me le signifier et je parlerai pour ne rien dire le temps nécessaire ».  Ce qui veut dire : nous sommes à deux à travailler ensemble dans le terrain commun de nos vécus intérieurs.

Cette rencontre thérapeutique est tout à fait particulière, car elle est donc celle de deux vécus intérieurs.  Cela amène deux remarques.

Les règles de la réalité intérieure étant tout a fait différentes de celle de la réalité extérieure, et la personne étant peu familière avec ce fonctionnement, il est important et nécessaire que le thérapeute l’y initie.  Par exemple que toutes les époques y sont mélangées et que toute chronologie linéaire n’y a pas de place, que l’imaginaire ne s’encombre pas de logique causale et fonctionne à l’intuition, aux ECA et au rêve (2), que les contradictions ne sont pas des oppositions à exclure mais des points de vue à relier. 

Ainsi les pensées et les sensations peuvent être floues et mélangées, fluctuantes et bigarrées.  Il n’y est pas nécessaire de forcer, de diriger et de concentrer.  Tout est valable à priori, que ce qui est vécu soit considéré comme insignifiant ou significatif, important ou mineur, psychique ou physique. 

Nous avons donc une personne, nous avons la rencontre de deux personnes, et nous avons un état de rêve qui les unit.  Alors, que va-t-on corriger et que va t’on comprendre ?  Corriger, comprendre…, eh bien, pas du tout. 

3. LE JEU

La troisième composante de ce travail intérieur consiste à jouer, ce comme un enfant dans son carré de sable.  Et je ne parle pas du jeu au sens de « game » qui suppose des buts, des gagnants et des perdants, des quantités de scores et de secondes.  Je parle de « play », là où l’on s’amuse, là où l’on invente, là où l’on construit, là où l’on fait et où l’on défait. 

Il y a dans ce jeu un moyen de connaissance extrêmement puissant qui est très différent des autres moyens que sont la science explicative et démonstrative, ou l’herméneutique métonymique et métaphorique.  Le jeu est justement une « co-naissance » : du jeu « avec » quelque chose, ni contre ni pour.  Quels que soient le style du joueur et la nature des choses, le jeu de ce joueur avec ce jouet va engendrer un processus à l’intérieur de l’espace de jeu et du flux des mouvements.  Et ce processus créé dépassera largement le joueur et le jouet, en les y transformant tous deux. 

Le jeu est un moyen de connaissance qui s’ajoute aux deux autres, l’explication et l’interprétation, mais qui devient crucial lorsque les deux premiers se révèlent inefficaces, soit que les symptômes ou les tableaux se révèlent trop globaux pour une action ciblée, soit que les problèmes ou les états se révèlent trop complexes pour qu’on n’y comprenne ou qu’on n’y analyse quoi que ce soit.  Or, si les questions simples se plient assez bien aux contraintes scientifiques, si les situations concises se traduisent assez bien en interprétations, la plupart des expériences que nous vivons sont infiniment complexes et toujours globales, échappant le plus souvent à toute intervention logique et à toute compréhension claire. 

Et le jeu, dans cet espace de non-être, crée, à partir de la moindre parcelle d’existence, de multiples objets d’existence. 

LES OUTILS

Voici les outils de jeu tels que développés dans l’Approche ECHO (3), avec laquelle j’ai tenté de permettre aux personnes d’apprivoiser ce jeu intérieur, de le maîtriser, afin de pouvoir le comprendre et de l’utiliser pour potentialiser eux-mêmes leurs processus thérapeutiques, en dehors de la participation éventuelle et occasionnelle des thérapeutes.  On retrouve ces composantes non spécifiques dans beaucoup de thérapies, implicitement ou explicitement, à travers leurs différentes consignes et leurs différents vocabulaires, mais en ne leur donnant le plus souvent aucune valeur directe et essentielle, en attribuant plutôt leur efficacité à des facteurs spécifiques reliés à leurs techniques particulières pourtant très secondaires.  Elles sont très simples et très pratiques.

  1. D’abord tout est valable, et c’est assez vrai.  Et ceci n’est pas seulement une formule théorique.  D’une part, elle ne s’applique que dans le travail intérieur ; il n’est pas question d’en faire un principe réaliste, moral ou idéaliste.  D’autre part, on en fait  l’expérience telle quel, non pas comme un dogme à suivre, mais comme un instrument de création.  Parce que, si tout est valable, on passe de la confrontation à la libération, et un phénomène va se produire qui surpasse tous les éléments validés et à travers cette validation a priori.  Donc, pas de hiérarchie, pas de causalité pas de linéarité nécessaires.  Une création d’espace (Le E de ECHO).
  2. Ensuite, tout est lié, et ce n’est pas si faux.  Et surtout, le fait, l’expérience de relier deux objets, deux espaces (ou plus), deux époques, deux parties du corps, deux souvenirs, deux pensées contradictoires, deux personnes, et chacun d’entre eux…, permet, là encore, de faire émerger un processus de transformation : 1+1=3.  Un exemple partiel de cela est l’utilisation de l’association libre en psychanalyse.  Un deuxième outil consiste ainsi à relier, associer, sans chercher du sens, à moins qu’il ne survienne, mais plutôt à être présent aux effets de cette reliaison.  Le « C » d’ECHO.
  3. Le troisième outil est fondamental pour mettre ce jeu en action.  Bien sûr, tout est jouable.  Cependant tout est jouable à la mesure où des jouets sont présents, c’est-à-dire des objets avec lesquels on peut jouer.  Ceci se fait naturellement avec les sensations, les images, assez concrètes pour pouvoir être maniées.  Ainsi une boule pourra être mise en jeu, déplacée, transformée.  Ce jeu est aussi fondamental qu’enfantin.  Car, par ces déplacements et ses modifications intérieures, se crée, se recrée toute une vie.  Le jeu avec un objet permet dans l’interaction-même entre le joueur et le jouet, dans la zone de jeu qui les unit autant qu’elle les sépare, d’animer un processus qui va modifier et transformer la personne-même tout en douceur dans le respect de la personne tout autant que de l’objet.  Le « H » d’ECHO.

Parfois chez tous, et souvent pour ceux qui demandent de l’aide, cette dynamique est absente.  Et un travail devra être entrepris, celui de créer des objets.  Il en est ainsi des situations submergeantes, des états vagues ou innommables, des symptômes perçus comme des réalités extérieures et objectives, des définitions mentales, des intellectualisations.  Il va falloir alors les convertir en objets intérieurs, les subjectiver en les objectivant intérieurement.  La question paradigmatique qui rend compte de ce travail est : « comment est-ce à l’intérieur ? ».  La question semble banale, et pourtant elle engendre une perplexité, une stupeur exemplaires.  En fait, en l’absence de vie intérieure, elle n’est pas du tout comprise : on cherche une réponse au lieu de ressentir un effet.  « Mais, qu’est ce que vous voulez dire ?  Je vous ai répondu que c’était terrible, que je souffre de cela depuis des mois ; et je vous ai situé l’endroit du corps, le diagnostic posé, l’histoire de mes symptômes, les conséquences handicapantes, et vous me reposez encore la même question : comment est-ce à l’intérieur ?  Que voulez-vous dire, que cherchez-vous à me faire dire, alors que je vous ai tout dit ! ».  Tout dit,… et rien ressenti, rien vécu ! 

Alors quand la logique, les descriptions, les explications et le recours à l’histoire sont épuisés, que la personne ne sait plus quoi penser, se produit soudainement une bascule dans le monde intérieur.  « Je ne sais pas, je ne sais pas,… ça me choque, cela m’irrite,… je n’y peux rien, vous ne comprenez rien,… c’est comme un volcan, quoi ! ».  Nous y sommes enfin : un objet concret a été trouvé, un volcan, un puits, une araignée,… le contenu n’a pas d’importance.  Il n’y est d’ailleurs cherché aucune signification, ni aucune explication ; aucun signe, ni aucun sens n’ont d’importance, le caractère concret est le seul recherché.  Car c’est le seul qui va signaler la possibilité du jeu intérieur avec la réalité, du passage d’une réalité extérieure injouable, sauf dans la confrontation, l’adresse ou les tactiques, à une réalité intérieure maîtrisable.  On ne joue pas avec les symptômes, les maladies, les douleurs ou les événements ; on joue avec leurs vécus intérieurs, qu’on ne prend pas du tout comme des vérités ou des représentations.  Mais, en jouant avec les objets se recrée un mieux-être que j’appellerai plutôt un être, justement inverse du non-être.  Et c’est cette vitalité trouvée et retrouvée qui va indirectement modifier la nature du symptôme et la perception du problème.  Et ils s’effaceront plus ou moins, mais la vitesse ou l’intensité de cet effacement ne sont plus de notre ressort, mais de celui des processus de guérison et de transformation.  Le seul travail possible se fait dans le présent et le subjectif.  Le passé et le futur sont hors de notre pouvoir, mais se situent plutôt dans quelque chose qui nous traverse grâce à cette existence, puis qu’il alors possible de les percevoir et de les utiliser au lieu d’en être renversé.  Les psychotiques, donc malades réduits à leur maladie, c’est-à-dire définis par leur maladie, n’ont pas de vécu intérieur, ce qui n’est guère visible, et sont traversés par l’extérieur, ce qui est bien décrit.  Comme on a pu le dire : « heureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière » (4) ; cela veut dire écoutons, et respectons-les.  Mais je dirais aussi : malheureux les fêlés, car la lumière les consume et les contrôle.  Le travail n’est pas tant et pas seulement de les cuirasser et de les insensibiliser, que de les faire exister comme personnes. 

  • Donc un processus de revitalisation intérieur est amorcé, et les objets se multiplient, émotions, souvenirs, désirs, fantasmes, régressons, modifications des perceptions corporelles dans des passages souvent compris comme dépersonnalisations, alors qu’elles des expressions de mutations.  Mais, peu à peu, apparaissent des silences, des riens, très mal supportés dans certains moments du processus thérapeutique, puis reconnus comme inévitables et surtout indispensables.  Jusqu’à des moments où l’on rejoint de plus en plus l’essence de l’être, celle que l’on trouve à la naissance et qu’on retrouve à l’approche de la mort, celle que l’on perçoit dans des moments charnières de la vie, avant les examens, et après, avant les mariages et pendant les séparations, et puis avant les conférences et après (!).  Et on les retrouve au sein même de ce travail intérieur, là où chaque pas amène de la création, donc de l’inconnu.  Voilà le « O » d’ECHO : l’œuvre.

LES AFFECTS

Cet inconnu, signe de vie, mais de vie non encore maîtrisée, apparaît d’abord comme dangereux, comme une atteinte à l’identité, comme porteuse de mort : du trop car du pas assez.  Ainsi la perception ou l’évocation d’un objet intérieur tel qu’une boule au ventre, et parce que cet objet vient d’apparaître dans le néant actuel du mal-être, cet embryon de mieux-être sera considéré comme dangereux, dangereux parce qu’étranger, dès lors à expulser puisqu’étranger, et ainsi expulsé parce qu’étranger.  Cette boule sera ainsi ramenée dans la réalité extérieure, l’évaluation d’un cancer et le recours à un traitement, ce qui est logique et compréhensible.  Mais on aura alors manqué la reconnaissance de la vie subjective et de son absence, sa validation, sa réunion, sa mise en jeu, et sa maitrise. 

Et cet effroi se comprend, car à la naissance de la vie et à l’évocation de la mort.  De toute façon, chaque moment présent est un instant de mort du temps qui vient de passer, et de naissance du temps qui vient d’arriver.  Il s’accompagne ainsi de ces mêmes affects qui sont aux racines de l’existence, comme une crête entre deux versants.  Ces affects sont formidablement intenses, sans aucune distinction entre le corps et l’esprit, mettant en cause toute l’identité, et signe du passage obligé d’un état d’être à un autre état d’être, d’une coquille à une autre coquille, dans un état de nudité, de précarité totales.  Ils ont pour noms, mettons : la détresse, la rage, la terreur, le vide, la passion, le dégoût.  À ces moments, en ces lieux et en ces états, il n’est plus de parole ou d’actes possibles, car c’est l’humanité-même qui est en jeu.  Il n’est plus que l’accompagnement, « être avec » au plus simple, en supportant et en portant l’ignorance et l’impuissance, sans tenter un quelconque savoir ou un quelconque pouvoir.  Il n’y a plus rien à faire et plus rien à dire, plus rien à contredire ou à contrefaire, simplement être là, avec, dans le hic et nunc. 

S’il est un lieu où le thérapeute se doit d’être, avec les personnes qui osent et prennent le risque de cheminer en leurs intérieurs, c’est bien celui-là, bien plus que tout ce qui a pu être fait auparavant : les conseils, les propositions, les explications, les interprétations.  Si le thérapeute peut être indispensable, et donc là où le thérapeute se doit d’être familier lui-même, c’est dans ce lieu de passage et dans ces affects qu’on y trouve, ce qui peut faire toute la différence entre une naissance nouvelle et une mort certaine.  Et le thérapeute se doit d’apprendre à familiariser cette zone, ces zones de mutation ; et s’il n’y avait qu’une raison à entreprendre un parcours personnel, qu’on peut nommer thérapie ou psychanalyse, c’est bien celle-là, toute simple et profondément difficile : être en bien-être dans ces différents affects, naviguer sur leur force et plonger dans leur profondeur.  

Le processus thérapeutique amène ainsi immanquablement et répétitivement ces affects vitaux, qui annoncent dans un lieu de passage, le col d’un sablier, une zone de transition, un lieu de transformation, qui ne peut se réaliser que dans ce « hic et nunc » de l’expérience, accompagnée par un thérapeute au besoin. 

  1. Crombez J.C, 1980, “Le corps de personne », in Revue de psychologie médicale, 12, 2, p307-309.
  2. Crombez, J. (2007). Le rêve : un jeu d’enfant. Filigrane, 16(1),15–29.
  3. Crombez J.C. La Méthode en ECHO (Éditions de l’Homme, 2007).
  4. Michel Audiard

Voir aussi https://www.approche-echo.net/approche-echo

Jean-Charles Crombez, psychiatre à l’hôpital Notre-Dame du Chum de Montréal

Mise en ligne sur Kindle de son livre (en anglais) le 12 novembre 2022

La Méthode en ECHO, Éditions de l’Homme, 2007

Laisser un commentaire