Texte traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, édité par Rémy Amouroux, (Flammarion, 2022)

« Mon maître aimé », « Chère Princesse » : Marie Bonaparte, Sigmund Freud et l’orgasme impossible

La correspondance entre le fondateur de la psychanalyse et son introductrice en France paraît enfin, témoignant crûment des préoccupations sexuelles de la princesse mais surtout d’une exceptionnelle amitié.

Par Élisabeth Roudinesco

La publication de cette correspondance était attendue depuis longtemps par les historiens de la psychanalyse, curieux de connaître les détails de la cure et du rôle de Marie Bonaparte (1882-1962), cette femme si singulière, dont les lettres, alliées à celles de Freud, sont une œuvre à part entière. Tout au long de ces 885 lettres – 578 de Marie Bonaparte, en français d’abord, puis en allemand, 307 de Sigmund Freud (1856-1939), toutes en allemand, sauf rares exceptions – on découvre enfin ce qu’a été l’amitié exceptionnelle entre l’arrière-petite-nièce de Napoléon, qui a joué un rôle central dans l’implantation de la psychanalyse en France, et le fondateur de la discipline. En 1925, quand elle le rencontre à Vienne, il est déjà atteint de son cancer de la mâchoire, qui lui fera souffrir le martyre jusqu’à sa mort, alors que le « monde d’hier » – le sien –, ­selon la formule de Stefan Zweig, est livré au chaos : montée du nazisme, du fascisme et du stalinisme, destruction de l’Europe centrale, berceau du freudisme.

Fille de l’anthropologue Roland Bonaparte (1858-1924), Marie perd sa mère à sa naissance, laquelle lui laisse une fortune colossale. Élevée par sa grand-mère paternelle, véritable tyran domestique, elle ne parvient pas à réaliser son rêve de poursuivre des études de médecine. En 1907, elle épouse le prince Georges de Grèce, homosexuel et amant de son ­oncle Valdemar de Danemark. Devenue altesse royale, elle est ­hantée par la quête d’une noble cause et par le problème de sa frigidité, qui la pousse à entretenir de multiples relations sexuelles ou amoureuses : Aristide Briand, Raymond de Saussure et, plus tard, Bronislaw Malinowski ou Marcel Griaule, qu’elle projette d’accompagner en Afrique orientale pour rencontrer des femmes excisées.

C’est donc à l’âge de 43 ans qu’elle commence son analyse avec Freud. Déses­pérée, elle est convaincue que seule la chirurgie peut la guérir. Aussi vante-t-elle les mérites d’une opération alors en vogue, pratiquée par le chirurgien viennois Josef von Halban, consistant à rapprocher le clitoris du vagin pour transférer l’orgasme de la zone clitoridienne vers la zone vaginale.

Une magnifique relation

Au fil des lettres et des rencontres, une magnifique relation se tisse entre Freud et cette princesse hors du commun, à la fois transgressive et conservatrice, l’un contraint à des amputations buccales, l’autre s’adonnant à des chirurgies inutiles. En 1926, elle fonde, avec René Laforgue, Edouard Pichon et bien d’autres, la Société psychanalytique de Paris (SPP), met en chantier, d’une manière magnifique, la traduction des œuvres du maître, organise le mouvement avec autorité, consacre sa fortune à la cause psychanalytique et entre dans le cercle étroit de la famille et des disciples. Cet engagement donne un sens à sa vie et l’éloigne du suicide. Elle l’appelle « Mon maître aimé », « Mon père ». Il lui répond : « Ma chère Mimi », « Chère Princesse », « Ma chère Marie ».

L’analyse se déroule par tranches, soit à Vienne, soit dans les échanges épistolaires. Elle adopte la thèse selon laquelle le clitoris serait un petit pénis qui empêcherait la femme d’accéder à la vraie jouissance, forcément vaginale. Freud n’allait pas jusque-là, même s’il pensait que le clitoris était un équivalent féminin de l’organe pénien. A chaque page, elle parle de sa vie d’altesse, qui l’ennuie et la fascine à la fois, de ses terribles difficultés avec ses enfants, Eugénie et Pierre, de ses livres (notamment sa belle biographie d’Edgar Poe), de leurs goûts littéraires, de sa passion pour les criminels auxquels elle rend visite dans les prisons, de sa ren­contre avec Louis-Ferdinand Céline ou de ses chiens adorés, dont elle observe les ébats sexuels.

Surtout, elle lui confie les détails les plus crus de son intimité et ne cesse, au nom de la science et sans la moindre vulgarité, de décrire ses expériences : coït, pénétration, masturbation, mensuration des organes génitaux. Aussi transforme-t-elle la théorie freudienne de la sexualité en une sorte de bataille sauvage avec son corps. Elle imagine même une nuit incestueuse avec son fils. Tantôt elle se regarde comme une femme atteinte d’un syndrome de virilité, tantôt elle se voit comme un homme incapable de vraie ­féminité. Et, parfois, elle reproche à Freud de ne pas être assez favorable à l’égalité entre les sexes. Il rétorque qu’il ne lui conteste aucun droit mais qu’elle revendique des liaisons que pourtant elle réprouve. Quand elle se livre au bistouri de Halban, elle cède aux avances de celui-ci : il veut « essayer » le nouveau ­vagin. Horrifié, Freud lui reproche ­vertement un « acte immoral » et un « crime de lèse-science ».

Soucieux de l’empêcher de céder à ses pulsions, Freud l’encourage à travailler tout en modifiant sa propre position sur la sexualité des femmes. Elle l’écoute et le remercie mais ne cessera jamais d’être obsédée par ces questions et subira encore plusieurs opérations. En 1941, elle ira en Egypte pour rencontrer le gynécologue Naguib Pacha Mahfouz, qui lui expliquera la technique de l’excision chez les femmes musul­manes ; elle prendra en analyse certaines d’entre elles.


L’histoire de la belle-sœur

En juin 1927, elle raconte à Freud l’histoire de sa belle-sœur par ­alliance, Alice von Battenberg, mère du prince Philip, qui épousera la future reine Elisabeth II. Alice lui fait le récit d’un rêve érotique avec un âne affublé d’un immense pénis. Intriguée, Marie lui propose de la « mesurer » puis, à l’aide de son doigt et sans toucher à son clitoris, elle provoque un orgasme vaginal complet. Elle en déduit alors qu’on peut se passer du clitoris quand celui-ci est très proche du vagin. Freud ne répond pas. Par la suite, Alice sera hospitalisée pour un délire mystique. Freud avait déclaré que cette folie religieuse était la ­dernière possibilité pour elle « d’accéder à un ­pénis »­. Convertie à l’orthodoxie, Alice von Battenberg retournera à Athènes, sauvera des juifs de la déportation, obtiendra le titre de « Juste parmi les nations », et fondera une communauté monastique avant de passer les dernières années de sa vie auprès de son fils, au palais de Buckingham.

Quant à Marie Bonaparte, elle déclare, à propos de ces « frictions vaginales », que les femmes comme elle sont aussi « mal loties pour l’accouplement que les hommes tendant au type féminin ». Et elle ajoute : « Voilà enfin une lettre dans laquelle je m’extrais un peu de mon narcissisme ! »

En 1938, avec Ernest Jones et William Bullitt, elle organise l’exil de Freud et des siens à Londres. Dans sa dernière lettre, boule­versante, rédigée le 23 septembre 1939, elle lui parle encore de ses enfants, de la guerre, de son cancer, de ses souffrances. Elle ne l’enverra jamais. A l’aube du 24, elle apprend par la BBC la mort de son « père aimé ». Princesse freudienne, Marie Bonaparte était une épistolière de génie qui a fait de sa vie une œuvre, révélant un Freud d’une subtilité éblouissante. A cet égard, cette correspondance est un morceau d’anthologie digne de figurer dans la grande histoire des femmes.

Repères
6 mai 1856 Sigmund Freud naît à Freiberg, dans l’empire d’Autriche (aujourd’hui Pribor, en République tchèque).
2 juillet 1882 La princesse ­Marie Bonaparte naît à Saint-Cloud (Seine-et-Oise).
1907 Par son mariage avec ­Georges de Grèce, elle devient princesse de Grèce et de Danemark.
1920 Elle publie Guerres militaires et guerres sociales. Méditations (Flammarion).
30 septembre 1925 Sigmund Freud la reçoit à Vienne. Ils commencent une cure psychanalytique qui durera ­jusqu’en 1938, par épisodes.
1926 Marie Bonaparte participe à la fondation de la Société ­psychanalytique de Paris.
1927 Parution du premier ­numéro de la Revue française de psychanalyse, qu’elle soutient financièrement et à laquelle elle contribue régulièrement. Elle traduit Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, de Freud, première d’une longue série de traductions.
1933 Elle publie Edgar Poe, sa vie, son œuvre. Étude psychanalytique (Denoël et Steele).
23 septembre 1939 Sigmund Freud meurt à Londres.
1951 Marie Bonaparte publie De la sexualité de la femme (PUF).
1952 Chronos, Eros et Thanatos (Imago Publishing) ; Introduction à la théorie des instincts et prophylaxie infantile des névroses (PUF) ; Psychanalyse et biologie (PUF) ; Psychanalyse et anthropologie (PUF).
1958 Parution des mémoires de Marie Bonaparte, A la mémoire des disparus, en deux tomes : ­Derrière les vitres closes et L’Appel des sèves (PUF).

21 septembre 1962 Marie ­Bonaparte meurt à Gassin (Var).

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Les dernières volontés de Marie Bonaparte

Petite histoire de la publication tardive de la correspondance entre Sigmund Freud et la princesse.

Lorsque l’écrivaine Célia Bertin (1920-2014) décide, en 1979, de ­rédiger une biographie de Marie Bonaparte, elle rencontre, grâce au psychanalyste Serge Lebovici (1915-2000), sa fille, la princesse Eugénie de Grèce (1910-1989). D’abord mariée au prince Radziwill puis au prince de Tour et Taxis, celle-ci lui donne accès à une somme considérable d’archives, dont 111 lettres de Freud recopiées par sa mère et le Sommaire de mon analyse et de ma correspondance avec Freud et Agenda jusqu’en 1939, recueil de 350 pages dans lesquelles Marie commente les événements de sa vie publique et privée et relate son analyse avec Freud. Célia Bertin prend soin de tout photocopier.

Soucieuse de ne rien laisser au hasard, Marie Bonaparte avait déposé sa correspondance et une partie de ses archives au Sigmund Freud Archives (SFA), fondé et dirigé par Kurt Eissler (1908-1999) au sein de la bibliothèque du Congrès, à Washington. Selon sa volonté, ces manuscrits n’ont pas été accessibles aux chercheurs avant l’année 2020. De même, elle légua d’autres manuscrits à la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui ne seront rendus publics qu’en 2030. Mais, entre-temps, elle avait autorisé les psychanalystes Ernest Jones et Max Schur à consulter la correspondance au SFA pour leurs travaux biographiques sur Freud.
Quand la biographie de Célia Bertin paraît en 1982, en anglais et en français, les héritiers d’Eugénie, qui la soutient, sont furieux et la menacent d’un procès. Traduit en de nombreuses langues, l’ouvrage aura un succès considérable. Il est resté jusqu’à aujourd’hui une source majeure pour tous les historiens qui n’avaient pas accès aux archives, et en particulier à la correspondance intégrale. Bertin a dû affronter non seulement la ­famille, mais aussi les représentants de l’orthodoxie psychanalytique qui, pourtant, lui avaient donné de nombreux témoignages. La communauté ­psychanalytique française a passé le livre sous silence sans savoir ce qu’il contenait. Quant aux lacaniens, ils ne connaissaient rien à la vie de Marie Bonaparte entre 1925 et 1939, ne voyant en elle que l’ennemie jurée de Jacques Lacan après la seconde guerre mondiale.

En 1983, Philippe Sollers publie dans L’Infini des extraits des  Cinq cahiers écrits par une petite fille entre 7 ans et demi et 10 ans, dans lesquels Marie Bonaparte relate des épisodes de son analyse. Dix ans plus tard, grâce au psychanalyste Jean-Pierre Bourgeron, paraît la correspondance entre René Laforgue et Marie Bonaparte, source indispensable, dans laquelle est également évoquée l’analyse de la princesse (Slatkine, 1993).

Ouverture des archives

En 2004, l’affaire des archives revient sur le devant de la scène lorsque Benoît Jacquot tourne un téléfilm, Princesse ­Marie, avec Catherine Deneuve dans le rôle-titre. Pour interpréter Freud, il ­choisit l’acteur allemand Heinz Bennent, dont la voix et le visage restituent un condensé de ce que fut l’intelligence freudienne de la cure. Le film déplaît à la famille de Marie Bonaparte autant que le ­livre de Célia Bertin, et notamment le passage où il est question de l’une des opérations du clitoris qu’elle a subies.

En 2020, les archives de la bibliothèque du Congrès sont ouvertes. Cécile Marcoux, conservatrice de la bibliothèque Sigmund-Freud de la Société psychanalytique de Paris, parvient à convaincre les héritiers d’Eugénie de laisser paraître la correspondance de Freud avec leur grand-mère, à laquelle le psychologue Rémy Amouroux, qui en assure aujour­d’hui l’édition, a eu accès. Elle obtient même l’autorisation de consulter certains documents déposés à la BNF. Il faut dire qu’elle avait organisé avec la famille, en 2010, une très belle exposition sur leur aïeule (« Marie Bonaparte : portrait d’une femme engagée », Musée d’art et d’histoire de Saint-Cloud). C’est elle qui prend contact avec Mary Leroy, éditrice chez Flammarion, laquelle a supervisé l’édition de cette correspondance intégrale, qui paraît enfin, en exclusivité mondiale, sans la moindre censure et fort bien traduite par Olivier Mannoni.

Élisabeth Roudinesco (historienne et collaboratrice du Monde des livres)

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Biographie. « Marie Bonaparte », de Célia Bertin

La parution de la Correspondance intégrale est de nature à changer la donne. Il n’empêche : jusqu’à nouvel ordre, la biographie de Marie Bonaparte par Célia Bertin, publiée pour la première fois en 1982, ­rééditée en 2010 et aujourd’hui remise en vente, demeure la seule étude complète, fondée sur l’ensemble des archives alors disponibles, de la vie et du travail acharné de cette altesse royale d’un modèle unique. Bertin, romancière, biographe de Rodolphe de Habsbourg, Jean Renoir ou Louise Weiss, excelle dans l’art d’épouser les détours, les zigzags, les ruptures et les fidélités qui ont marqué le destin de Marie Bonaparte, dont elle restitue l’élan vital parfois étourdissant, que la rencontre avec Freud démultiplia et, à la fois, ­canalisa, sans oublier le rôle majeur qu’elle joua pour introduire la psychanalyse en France, avant d’en devenir, en vieillissant, la ­gardienne intransigeante.

Florent Georgesco pour Le Monde des Livres
Marie Bonaparte , de Célia Bertin, préface d’Élisabeth Roudinesco, (Perrin)