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L’Oedipe aujourd’hui : mythe, structures et nouages

Ouverture par Dr Paul Lacaze, Neuropsychiatre, Psychanalyste, Istanbul le 9 mars 2019

La clinique du Sujet, par la vérité de l’inconscient qui s’y dévoile, ne peut être que singulière, imprévisible, inquiétante, souvent irreprésentable. Elle suscite toutes les résistances. Elle se heurte inévitablement, au point parfois de disparaître, à la clinique de l’Objet (neuronal, somatique ou comportemental) dont l’application collective est plus maniable, représentable, praticable, rentable. Elle est maîtrisable ! Faut-il le redouter, le regretter ou bien l’admettre et en faire un ressort pour l’avenir ?

Grâce au langage, le caractère subversif du questionnement du Sujet, tout en étant une souffrance, est une chance pour l’humain et sa créativité.

En revanche, qu’en advient-il lorsque le développement de la science en tant que raison tout comme la croyance religieuse en tant que foi prétendent apporter la réponse collective ayant valeur d’Objet, parfois nécessaire, souvent utile et séduisant mais au prix de l’étouffement du Sujet ? Où se trouve donc la juste alliance entre l’écoute du Sujet et le maniement de l’Objet ?

Dr Paul Lacaze - Istanbul 2019
Dr Paul Lacaze – Istanbul 2019

Mon questionnement

En effet, après plus d’un demi siècle d’expérience professionnelle accumulée au titre de mes formations et qualifications de neurologue, de psychiatre, psychothérapeute, psychanalyste, en exercice libéral de Cabinet comme en exercice d’institutions diverses, publiques et privées, j’observe et m’interroge sur le devenir  du glissement actuel d’une clinique du Sujet, Sujet en tant qu’être parlant et allant devenant, vers celle de l’Objet, Objet de jouissance posé comme établi , en quelque sorte comme clinique de l’homme objet de science !

Pourquoi ?

Parce qu’au début de ma pratique, par ma formation universitaire, ma vision du malade neuropsychique était toute centrée sur le fonctionnement de l’organe cérébral, vision à peine teintée des apports de la phénoménologie de Husserl et Merleau-Ponty puis de ceux de l’organo-dynamisme d’Henri Ey pour ne citer que l’essentiel. Dans ce contexte, pour moi, le malade était semblable à un objet de perception, de diagnostic, lui-même porteur d’objets pathologiques aux différentes contours symptomatiques et syndromiques, malade ainsi livré aux mains d’un praticien ou de ses assistants aux pouvoirs décisionnaires, voire discrétionnaires…  On sait comment ces malades étaient – et le sont encore trop souvent aujourd’hui – stigmatisés, comme des aliénés dans l’asile – et encore, de nos jours, même hors les murs –. C’est à la lecture de l’œuvre de Freud, au cours du lent travail de formation à la psychothérapie des psychotiques, que j’ai pris la mesure fondatrice de cette formulation capitale de Lacan selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage ». Pour moi, dès lors, le patient devenait un sujet auteur de ses signifiants et signifiés et sa maladie devenait l’équivalent d’un langage, un patient non plus à observer et à médicaliser (passivement) mais au contraire un humain à mettre (activement) en situation d’être écouté, d’une écoute où pouvait se déployer la relation transférentielle.  À partir de cette perception-là, la relation du malade à ses symptômes et de ses symptômes à l’institution pouvait être inversée. Et du coup la pyramide décisionnelle thérapeutique pouvait, à son tour, être renversée. Le patient, sujet de son langage-symptôme, pouvait amorcer sa reconquête de vie selon sa vérité recouvrée et ses propres capacités. Cette forme de désinstitutionalisation autogène s’est étroitement inspirée, par ailleurs, du  développement, en France, de la Psychothérapie Institutionnelle (de Tosquelles à Oury) ou bien de l’abolition de l’institution asilaire, en Italie, par la loi de 1978 dite Réforme Basaglia. Toutefois, cette désaliénation autogène débutante s’est aussi largement appuyée sur le développement de l’industrie des molécules psychotropes, des années 50 à nos jours, ainsi que sur la mise en pratique d’autres techniques de rééducation et de réhabilitation, si bien que le patient, de sujet est assez rapidement retombé ou s’est replongé dans une position de malade objet de sa maladie, donc d’usager de la psychiatrie. C’est ainsi qu’aujourd’hui  réapparaît trop souvent le malade dans sa forme passive, patient ré-institutionnalisé, réhabilité, handicapé, patient conforme à ce qu’on attend de lui (« je suis schizophrène », « je suis bipolaire », etc.).

Colloque d’Istambul

Oedipe ou DSM ?

Le colloque d’aujourd’hui, centré sur Œdipe, me donne l’occasion de m’en inquiéter tout particulièrement et de formuler une réflexion. Ce que l’on peut appeler la clinique actuelle de l’Objet est globalement le résultat des performances technologiques de la science et de la maniabilité de son usage (imagerie, statistiques, techniques cognitivo-comportementales, pharmacologie, virtuel numérisé, etc.). Cette clinique, en particulier celle que condense le DSM, réduit l’homme souffrant à subir volontairement son destin, aveuglé, fasciné et asservi par l’illusion de son assignation à résidence. Or, pour y faire écho, n’est-il pas primordial de repenser en quoi le mythe d’Œdipe est fondateur de la représentation de l’être sujet ? En quoi il introduit, avec la filiation, la créativité ? En quoi il spécifie donc l’entrée dans l’humanité ? N’est-ce pas ce pour quoi il fut, justement, le seul mythe à avoir retenu l’attention de Freud au point d’en avoir fait la clé de voûte de son élaboration dans la formulation de sa 1e topique du fonctionnement psychique, entre 1895 et 1900, entre « Études sur l’hystérie » et « L’interprétation du rêve » ? Pourquoi donc, pour métaphoriser la question de l’inceste, ce mythe plutôt qu’un autre ? Mon hypothèse est que, dans le mythe œdipien, le moment important est celui où Œdipe passe de la jouissance de l’objet (le Pouvoir) à la révélation de son être sujet (le Dénuement). C’est le moment où Œdipe, lui qui s’était si bien sorti de l’énigme posée par le Sphinx, réalise l’ampleur de sa tragique et incestueuse gloire et que, sous prétexte de l’épidémie de peste et de l’oracle, il est banni de Thèbes par le nouveau roi Créon et par ses propres fils-frères, Étéocle et Polynice, il se crève les yeux et cesse de regarder l’illusion du monde (par dépit de l’origine de sa naissance) pour ne plus jamais voir que la vérité de son être intérieur (autrement dit, son Inconscient). Chemin faisant, guidé par sa fille-sœur Antigone, il part à la découverte d’un autre monde, celui de la vraie Institution, Athènes et la Cité, et non plus la fausse, celle de son père Laïos, le Royaume de Thèbes et sa mère Jocaste, en un mot celle qui figure la horde primitive.

Dans le mythe d’Œdipe se profile donc clairement, pour Freud, la découverte de la psychanalyse, expérience singulière vers l’advenue du Sujet de l’être, bien distincte de la quête de l’Objet à avoir.

La question du glissement de la clinique du Sujet à celle de l’Objet renvoie donc à la question des limites ou, plutôt, de la limite entre sujet et objet…ou comment garantir à tout sujet souffrant, donc vivant, de ne pas glisser trop vite dans la position d’objet, donc sans vie.

Question de vie ou de mort…

Pour conclure et illustrer mon propos je vous citerai cette histoire clinique, étalée sur 3 séances, éloquente. Il s’agit d’une jeune femme de 25 ans, journaliste dans un hebdomadaire local.

À son 1e rendez-vous, elle formule une demande de traitement neuropsychique rapide, type cognitivo-comportemental (TCC, CBT en anglais)) en vue de lutter contre « la peur de mourir sous l’anesthésie » qu’elle doit subir, 3 semaines plus tard, dans le cadre d’une opération chirurgicale de l’estomac (gastrectomie) pour exérèse d’une tumeur cancéreuse à forte concentration de cellules anaplasiques révélée au prélèvement biopsique. Sans contrarier sa demande je l’invite toutefois à « me parler d’autre chose » la concernant car, l’ayant écouté au-delà de ce qu’elle me disait, considérant de surcroît l’anachronisme de ce type de « cancer » à son âge, je lui fais part de mon interrogation quant à sa crainte paradoxale face à la mort : « le cancer ne devrait-il pas être plus inquiétant que la phobie de l’anesthésie ? » Sans le dire, je lui laisse entendre par là que je viens de révéler en elle « quelque chose de bizarre qui s’oppose vigoureusement à cette intervention chirurgicale, comme si elle voulait en signifier autre chose » et lui propose alors de revenir en parler.

La 2e séance débute aussitôt et spontanément sur sa propre histoire de vie dont je restitue ici l’essentiel : seule fille de son père et de sa mère, elle est née dans un contexte de déchirement conjugal au cours duquel, précise-t-elle, la « maman, qui avait à l’époque 25 ans, s’était mise à souffrir brusquement et violemment du ventre au point qu’on avait évoqué le diagnostic de ‘’cancer de l’estomac’’…or en fait il s’était avéré, tardivement mais à temps, qu’elle était enceinte de moi ». La correspondance des âges et des symptômes sautent brusquement aux « yeux » (au sens œdipien du terme) de la patiente pour qui soudain surgit la vérité de son symptôme (au sens du « synthome » lacanien) et, avec lui, la vérité de son être sujet. Il est nul besoin de lui formuler une interprétation : elle est jeune journaliste, encore campée sur ses défenses œdipiennes mais, en même temps, fort intelligente et capable de trouver spontanément sa voie pour peu que je lui offre encore, sous la protection d’un processus transférentiel en flash, limité à l’acte thérapeutique, une écoute dans laquelle cette révélation pourra se déployer.

Une 3e séance est donc fixée, à une semaine de la date prévue pour la fameuse anesthésie et intervention chirurgicale, et là, ô surprise, « les dernières analyses des marqueurs cellulaires viennent d’indiquer l’absence totale d’anaplasie » (autrement dit, le cancer aurait disparu !).

Sans lui manifester la moindre surprise face à cet apparent « miracle » je lui offre plutôt l’occasion et le soin de procéder à sa propre interprétation. La patiente vient en effet de prendre conscience qu’elle est en train de reproduire le fantasme de sa mère, c’est-à-dire être la représentation vivante de ce qui avait été, à l’époque, le « faux cancer » en lieu et place de la vraie grossesse non désirée du fait du grave et irréversible conflit conjugal. Dans ce processus de répétition, en jouant le rôle du mauvais objet non désiré, la patiente perçoit le caractère ambigu de la relation d’amour-haine qu’elle éprouve pour sa mère, au risque d’une amputation chirurgicale, voire pire mais à un détail près, le surgissement inattendu d’une « peur de l’anesthésie », équivalent affirmé de la peur d’avoir les yeux crevés. Ainsi la jeune femme, en formulant une demande complémentaire d’aide psychothérapique, reconnaît avoir enfin réussi à parler d’elle autrement que comme objet chirurgical et avoir trouvé une écoute d’où pouvait advenir du sujet, donc de la vie !

Ce que j’ai pu vérifier, pendant bien des années, en lisant ses articles dans la gazette locale…

Références de lectures récentes

  • Jean-Pierre Lebrun et Marc Crommelinck aux Éditions Érès 2017, « Un cerveau pensant ; entre plasticité et stabilité »
  • Jean-Daniel Causse aux Éditions Campagne-première 2018, « Lacan et le christianisme »

On sliding from the Clinic of the Subject to that One of the Object

Dr Paul LACAZE
Neuropsychiatre, Psychanalyste
Président honoraire-fondateur ALFAPSY
Montpellier (France)

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