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Compte-rendu d’une visite au Centre Émile Badiane de Ziguinchor en Casamance

Par Gilles Bibeau, professeur émérite Département d’anthropologie Université de Montréal, le 15 mars 2020

Mon premier mot est un cordial “merci” à l’adresse d’Aida pour la qualité de son accueil, le sérieux de l’organisation du Colloque et pour sa présence chaleureuse tout au long des huit jours passés au Sénégal. Mon merci s’étend à Paul qui l’a épaulée en apportant son expérience d’organisateur de colloque et sa joie de vivre communicative. Merci aussi au docteur Adama Koundoul qui a été notre hôte aussi bienveillant qu’attentif durant notre séjour à Ziguinchor. Sa modestie qui tend à le maintenir dans l’ombre du tableau ne devrait pas nous empêcher de reconnaître la qualité de son travail de psychiatre, notamment en tant que Directeur du Centre Émile Badiane – nouveau nom de l’ancien village psychiatrique de Kénia créé par le professeur Henri Collomb au milieu des années 1970 – que le docteur Koundoul nous a fait visiter en insistant sur la continuité des pratiques de soins entre hier et aujourd’hui. Après avoir été formé à Fann, le docteur Koundoul a été envoyé à Ziguinchor pour un an – dix ans plus tard, il y est encore. Il est le seul psychiatre de toute la Casamance qui compte près d’un million et demi d’habitants.

Pour moi, ce  séjour au Sénégal a été l’occasion de renouer avec le travail que nous avons fait, Ellen Corin (elle est ma femme) et moi, au Congo-Kinshasa – devenu plus tard le Zaïre – entre 1967 et 1978, un travail qui a impliqué la collaboration, parmi d’autres, des psychiatres du CNPP (Centre Neuro-Psycho-Pathologique) de l’Université Lovanium de Kinshasa. Dans un vaste projet réalisé dans le cadre du ministère de la Santé du Zaïre et visant à évaluer l’efficacité des thérapies traditionnelles, nous souhaitions notamment mieux comprendre comment les guérisseurs soignent la “folie” et explorer la possibilité d’intégrer les principes à la base de leur thérapie dans les soins offerts par l’hôpital psychiatrique.

Nos recherches menées auprès des guérisseurs et notre désir de transformer l’institution psychiatrique héritée de l’époque coloniale nous a conduits, Ellen et moi, dès le milieu des années 1970, dans divers pays d’Afrique, notamment au Nigeria, au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Bénin, etc. Nous voulions voir comment les leçons apprises auprès des guérisseurs avaient servi, notamment chez le docteur Thomas Adeoye Lambo à Abeokuta au Nigéria et chez le professeur Henri Collomb au Sénégal, à rompre avec une pratique psychiatrique souvent de type asilaire et ancrée dans la neurologie. En 1975, nous avons publié l’article suivant : Corin Ellen Bibeau Gilles « De la forme culturelle au vécu des troubles psychiques en Afrique : propositions méthodologiques pour une étude interculturelle du champ des maladies mentales ». Africa, 45 : 280-315.

Dans cet article, nous avons présenté, entre autres, ce qui se faisait à Fann et à Abeokuta. Le texte de cet article avait été écrit à l’été de 1973. J’ai d’autant plus de temps pour vous parler librement de ce que j’ai vécu durant les quelque dix jours passés au Sénégal que je me trouve confiné à la campagne. Dès mon retour à Montréal – c’était vendredi soir, le 13 mars –, je me suis mis en confinement volontaire conformément à la recommandation faite à tous les voyageurs entrant au Québec depuis un pays étranger. Sans doute ai-je embarqué sur un des tout derniers vols à destination du Canada puisque les vols depuis l’aéroport de Casablanca – de et vers le Canada – ont été suspendus quelques heures après mon départ. Comme anthropologue de la santé ayant travaillé, entre autre, sur les épidémies, j’ai choisi de respecter la demande de confinement faite par le gouvernement, demande qui permettra peut-être, en s’ajoutant aux nombreuses autres mesures, de briser la chaîne de transmission du virus. Si les gens respectent – ce qui n’est pas sûr – ce qui est suggéré, on arrivera sans doute à contenir l’épidémie à un niveau au plus bas possible. Pour ma part, je n’ai même pas vu Ellen qui n’est revenue que samedi matin d’un colloque à Québec alors que j’étais déjà en route pour notre chalet de la campagne où je me suis installé. On se téléphone. On se soutient.

Pour sa part, Ellen a décidé d’annuler toute sa clinique psychanalytique, pour le moment pour une semaine, ses patients pouvant la rejoindre par téléphone. Quant à Essedik, il m’a fait savoir qu’il est, lui aussi, en confinement à la maison. Un message de Michel Peterson m’apprend qu’il a repris ses consultations et que celles-ci se font par Skype et Messenger. Je profite de ce message pour vous présenter un petit rapport sur la seconde partie de notre colloque, celle relative aux visites-terrain faites à Ziguinchor et environs. Il y aurait beaucoup à dire des trois jours de communications et d’échanges à la Faculté de médecine de l’UCAD qui furent très stimulants. J’ai néanmoins choisi de me limiter à vous entretenir de la visite faite au “village psychiatrique de Kénia” qui fut créé par le professeur Henri Collomb au début des années 1970. Je suis très content d’avoir suggéré aux organisateurs de notre Colloque d’inviter Monsieur Mamadou Biaye qui a été la cheville ouvrière de la fondation du village de Kénia pour qu’il vienne nous raconter l’histoire de ce premier village créé au Sénégal pour les malades mentaux. Je remercie Aida pour avoir demandé au docteur Adama Koundoul d’entrer en contact avec Mamadou Biaye et de l’inviter à nous rencontrer. Cela a été fait dans les règles de l’art et nous avons ainsi eu le plaisir de faire la connaissance de Mamadou Biaye et de l’écouter. Lors de nos échanges avec lui, il a commencé par nous raconter l’histoire du village de Kénia en nous parlant, entre autres (pluriel?), du terrain appartenant au service de l’agriculture qui fut cédé au service de santé. Or, c’est précisément sur ce terrain nouvellement acquis que Biaye a lui-même construit, nous a-t-il dit, les “huttes” qui ont servi à l’hospitalisation des premiers malades. Mamadou Biaye nous a ensuite parlé avec beaucoup d’éloquence de la philosophie des soins qui a animé, dès l’origine, le village psychiatrique de Kénia. Il a insisté sur cinq points principaux que je résume ici : (1) la nécessaire présence dans le Centre de Kénia d’un accompagnant qui devait être un membre de la famille du malade – cet accompagnant était en quelque sorte le délégué de la famille ; (2) le fait que le Centre prenait au sérieux la séparation devant être clairement établie entre les soins traditionnels des guérisseurs et le traitement offert par les soignants du Centre. Biaye a dit deux choses à ce sujet : d’une part, la plupart des malades ont déjà consulté différentes catégories de guérisseurs avant d’avoir recours à la psychiatrie occidentale ; d’autre part, tout en refusant les guérisseurs dans le Centre lui-même, les soins offerts dans le Centre tenaient compte des leçons apprises auprès des guérisseurs traditionnels ; (3) la conception de la “folie” – c’est le mot utilisé par Mamadou Biaye – qui prévalait alors au Centre de Kénia considérait la “folie”  comme une maladie caractérisée avant tout par une pathologie des liens sociaux. Celle-ci s’exprimait avant tout, nous a dit Biaye, par la rupture des liens familiaux et sociaux et, dans le premier cas au sein tantôt de la famille proche tantôt de la parenté élargie – une rupture qui peut expliquer le rejet, voire l’abandon, de la personne malade par la famille ; (4) l’importance de la perturbation des liens sociaux et la peur qu’elle provoque ont servi à fonder, nous a dit M. Biaye, la mise en place du pénc – une sorte de “ mise en parole” collective des sources du conflit familial – qui est devenu une pièce-maîtresse de la philosophie des soins à Fann comme à Kénia. Cette théâtralisation du processus de guérison, qui visait à la reconstruction des liens rompus au sein de l’espace familial, était rendue possible grâce à  la participation des membres des deux lignages, maternel et paternel ; elle exigeait aussi qu’ils/elles s’engagent dans la quête des “raisons” (on ne peut sans doute pas parler ici de “causes” proprement dites) pouvant être associées à l’origine du désordre mental du/de la malade ;

(5) c’est dans le contexte de la palabre se réalisant dans le cadre du pénc qu’il arrivait, nous a dit M. Biaye, que l’un ou l’autre membre de la famille évoque la possible intervention des esprits familiaux ou des djinns, de pratiques magiques de maraboutage et de la sorcellerie anthropophage. M. Biaye ne nous a pas expliqué comment il fallait penser les articulations entre, d’une part, la rupture de certains liens familiaux et sociaux et d’autre part, l’action des forces invisibles. À nous d’essayer de penser cette liaison à partir de ce que l’on sait des croyances traditionnelles – se pourrait-il que le travail de réconciliation avec la force ou les forces invisibles ait pu servir de points de départs pour entamer un travail se situant cette fois dans le visible et consistant à travailler les conflits pour arriver à une solution ? Le débat reste ouvert sur ce point. Tous les congressistes présents ont été fascinés par la clarté des réponses fournies par Mamadou Biaye aux questions qui lui furent posées. Cet homme âgé d’environ 75 ans qui n’a travaillé que quelques années au village psychiatrique de Kénia nous est apparu être une sorte de « thérapeute naturel ». Tout ce que Mamadou Biaye a appris au sujet du traitement de la “folie” lui vient en effet de son expérience d’“accompagnant” pour un membre de sa famille à l’hôpital de Fann. C’est dans ce contexte que ses qualités exceptionnelles ont été remarquées par le professeur Collomb. Il a appris en observant ce qui se faisait à Fann et c’est de cette pratique des soins vue et expérimentée à Fann dont il nous a parlé avec conviction. Au fond, le Centre de Kénia n’était au niveau des soins qu’une sorte de réplique miniaturisée de ce qui se faisait à Fann. Peu après avoir créé Kénia et toujours à la demande de Collomb, M. Biaye est parti fonder un autre village psychiatrique à Botou, au Sénégal oriental, sur le modèle de celui de Kénia – ce second Centre n’a pas survécu. Biaye a quitté le Centre de Kénia peu après que Collomb ait envoyé à Kénia un infirmier du nom d’Antoine Badiane qui avait été formé en neuropsychiatrie à Fann. M. Biaye n’a évoqué que de biais le fait que ses liens avec Kénia ont cessé très peu de temps après que le professeur Collomb ait quitté le Sénégal en 1978. J’ai appris par René Collignon que M. Biaye a même totalement quitté le domaine de la santé à l’époque où le docteur Babakar Diop était malade, ce dernier n’ayant pas pu le soutenir lorsqu’il entra en conflit avec le médecin de la région de Tamba. Il est assez extraordinaire de penser que l’homme qui nous parlait avec tant de ferveur des soins psychiatriques donnés au Centre de Kénia n’avait plus aucun contact direct avec la psychiatrie depuis le début des années 1980. Pour Mamadou Biaye, la rencontre avec les congressistes a sans doute représenté une sorte de réhabilitation et peut être même une tardive reconnaissance du rôle capital qu’il a joué dans la fondation des villages psychiatriques au Sénégal. Toutes et tous, nous avons pu sentir combien il était encore habité par l’esprit qui a été celui de Collomb et du docteur Lambo au milieu des années 1970. Il faut rappeler que le docteur Lambo avait lui-même créé, près d’Abeokuta dans le pays des Yoruba, le Aro Village que j’ai aussi visité avec Ellen au milieu des années 1970. C’est avec une très grande fierté que Mamadou Biaye nous a dit quelques mots de la visite que le docteur Lambo a faite un jour à Kénia en compagnie de son collègue Henri Collomb. J’imagine que cette visite a eu lieu vers 1975. Grâce au docteur Adama Koundoul, nous avons ainsi pu rencontrer à Ziguinchor un homme pas mal exceptionnel en la personne de Mamadou Biaye, un homme modeste et intelligent dont il était important de rappeler le rôle qui a été le sien dans la mise en place des villages psychiatriques. Les modestes dons que nous avons laissés, en le quittant, à Mamadou Biaye ont voulu témoigner de notre reconnaissance pour tout ce qu’il a réalisé, dans la simplicité, pour la psychiatrie sénégalaise et africaine il y près d’un demi-siècle.

Pour nous, ce fut une chance extraordinaire de pouvoir ainsi rencontrer celui qui est, selon ce que m’avait écrit René Collignon, le dernier témoin encore vivant de l’histoire de la fondation des villages d’accueil pour les malades mentaux. On ne peut que souhaiter que le nom de cet homme qui ne fut ni psychiatre ni infirmier puisse être retenu comme étant un des piliers de la psychiatrie originale qui s’est mise en place au Sénégal dans les années 1970 – une psychiatrie respectueuse des pratiques des guérisseurs sans jamais se substituer à ceux-ci, une psychiatrie attentive à lire les désordres mentaux sur l’horizon des conflits familiaux (ce que l’approche systémique de l’École de Palo Alto faisait à la même époque), une psychiatrie qui a ouvert l’hôpital à des accompagnants des malades et à la parole des membres des familles. Les villages thérapeutiques ont eux-mêmes constitué une pièce maîtresse de ce qui a été connu sous le nom de l’École de Fann en psychiatrie. Une question m’est restée en tête au terme de notre rencontre avec Mamadou Biaye : quelle place la pratique psychiatrique qui se fait aujourd’hui au Sénégal et plus largement en Afrique fait-elle à ce riche héritage ? Ici comme ailleurs, il se pourrait bien qu’on ait oublié une bonne partie du passé. Y compris à Fann même.

Dès avant notre Colloque de Dakar, j’avais envoyé à Paul Lacaze, Essedik Jeddi, Michel Peterson et à d’autres deux ou trois textes parus dans Psychopathologie africaine – et transmis par René Collignon – sur l’expérience des villages psychiatriques. Je peux ajouter à ces textes l’article de 1975 que j’ai publié avec Ellen. Comme ces textes ont tous été publiés. On peut en transmettre des copies PDF aux congressistes qui souhaitent les lire pour en apprendre davantage. Ce séjour au Sénégal a fait remonter en moi bien des souvenirs qui sont associés à l’époque où nous menions, Ellen et moi, des recherches dans la proximité des guérisseurs et des groupes de possession par les esprits. C’est à cette époque que nous avons connu René Collignon (Ellen le connaissait puisqu’il a été son collègue d’étude à l’Université de Louvain) et Andras Zempleni qui sont restés, le premier surtout, des amis jusqu’à aujourd’hui. Lors de sa soutenance de thèse doctorale en 1970 à l’Université de Louvain, Ellen a même eu dans son jury le professeur Edmond Ortigues qui venait alors de rentrer de Dakar. Les articles parus – surtout ceux du docteur Moussa Diop – dans Psychopathologie africaine à partir de 1965 – date de création de la revue – et les livres de Marie-Cécile et Edmond Ortigues (Oedipe africain), de Jacqueline Rabain (L’Enfant du lignage) et de bien d’autres encore ont fait partie de notre univers intellectuel et nourri notre réflexion et notre enseignement.

Sans doute, comptons-nous parmi les rares Montréalais à avoir possédé l’entièreté des numéros de Psychopathologie africaine. Nous venons tout juste de nous défaire de cette précieuse collection que nous avons envoyée à des collègues d’Afrique.

Depuis mon confinement que je ne vis pas du tout comme un emprisonnement, je vous dis toute mon amitié.

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